LITTÉRATURE

Encre fraîche #9 – Shane Haddad : Un corps dans la ville

© Hélène Bamberger / P.O.L

Encre fraîche est un format made in Maze qui tire le portrait d’une autrice ou d’un auteur francophone de moins de trente ans. Pour l’occasion, nous avons rencontré Shane Haddad, autrice du roman Toni tout court, paru en ce début d’année chez P.O.L. 

Shane Haddad est une jeune autrice, tout juste diplômée d’un master de création littéraire. Le texte qu’elle a écrit dans le cadre de sa formation est devenu Toni tout court, publié chez P.O.L cette année. Dans ce roman particulier aux airs durassiens, on plonge dans l’univers de Toni, qui vient tout juste d’avoir vingt ans. S’ensuivront 24 heures dans la peau de cette héroïne, plus vraiment adolescente mais pas encore tout à fait adulte, qui erre dans la ville, à la recherche de sa juste place dans le monde. 

Ton roman, Toni tout court, nous raconte 24 heures de la vie de Toni, ton héroïne, qui vient d’avoir vingt ans. Tu as la vingtaine, toi aussi, c’est très jeune, et j’ai vu des articles parler de ton arrivée «  précoce  » sur la scène littéraire. D’où te vient cette envie d’écrire  ? Qu’est-ce qui t’a poussée, si j’ose dire, à écrire  ? 

C’est une évolution qui a été très lente. Petite, j’étais déjà animée par la littérature  : dans les albums jeunesse, à l’école, chez moi. J’écrivais un peu, j’imitais les livres que j’aimais bien. C’était très simple mais j’aimais déjà faire ça. Au collège, j’ai commencé à me questionner sur l’écriture, si c’était différent du processus de lecture. Je me prenais beaucoup la tête et j’adorais comprendre comment une fiction pouvait se structurer  : outils classiques de l’incipit, ce genre de choses.

J’ai eu beaucoup de journaux intimes, ça m’a permis d’avoir une pratique quasi quotidienne de l’écriture. C’était terrible du point de vue du style  ! J’avais une vision très romantique de la littérature à l’adolescence. 

En grandissant j’ai commencé à avoir des projets plus conséquents  : des cahiers de poèmes, un journal intime plus poétique, des nouvelles, une pièce de théâtre. J’ai fait une prépa littéraire et une licence de théâtre, c’est là que j’ai lu pour la première fois des poèmes en public. J’ai participé à des ateliers d’écriture, et j’ai pu expérimenter mon écriture devant des étudiants, c’est là que c’est devenu clair. J’avais toujours voulu faire des études d’écriture mais ça n’existait pas encore, à l’époque, donc j’ai orienté mes études vers la littérature sans tomber dans la recherche académique. Dans le théâtre, j’étais très intéressée par les dialogues, le lien avec le public.

J’ai été refusée au master de création littéraire de Paris 8, donc j’ai travaillé pendant un an dans une librairie. J’ai découvert une littérature qui n’était pas scolaire et pour la première fois, des livres écrits par des femmes, qui sont encore invisibles dans l’horizon intellectuel scolaire. Après, j’ai intégré le master de création littéraire au Havre et tout s’est accéléré.

«  Dans la grande histoire de la littérature, la manière dont les femmes sont représentées est complètement erronée. Les femmes sont dépeintes comme les hommes les voyaient  : c’est assourdissant de voir, de lire, ces représentations de femmes blanches, sibyllines, qui sont de fausses représentations.  »

Shane Haddad

Le matin de ses vingt ans, Toni se réveille avec ce «  quelque chose entre le cœur et la gorge qui lui donne un air chagrin.  » Ton livre traite d’une manière que j’ai trouvée assez poétique le passage à l’âge adulte, même si tu écris à un autre moment que Toni n’est plus adolescente, mais pas encore adulte. Qu’est-ce que tu as voulu dire sur cet âge-là  ? 

La difficulté de la vingtaine. J’ai vingt-quatre ans maintenant, c’est pas du tout la même chose que vingt. À vingt-quatre ans, t’as quitté l’école depuis deux ans, tu commences un peu à l’oublier. Tu commences à vivre l’indépendance, à avoir le corps formé d’une femme, qui n’est plus celui de tes dix-huit ans. À dix-huit ans, j’étais assez mal dans mon corps, j’avais pris du poids à cause de la pilule.

Il y a plein de choses qui m’ont frappé pendant la vingtaine sur ce que c’était d’être un corps indépendant dans une ville. Vingt ans, à Paris, c’est comme si on mettait d’un coup un projecteur de lumière sur le corps. Tu sors le soir, sans injonction parentale, tu rentres quand tu veux, etc  ; ce que tu retiens de la soirée, c’est les bandes d’hommes venus te serrer, te parler, presque te forcer à prendre un verre. Les rapports deviennent très vite sexuels, tout est dans le désir.

Il m’a semblé que vingt ans c’était très jeune pour sentir le regard des hommes plus âgés sur toi, d’un coup, et pour la vie nocturne en général. 

Durant sa journée, Toni essaiera d’aller à la fac, d’aller au restaurant avec son père  : à la fac, elle est malade et son père ne vient jamais au restaurant. Elle fait une sieste dans un parc, se retrouve dans un festival un peu par hasard et tue le temps avant d’aller voir un match de foot. J’ai eu le sentiment qu’elle errait un peu, Toni, qu’elle était perdue à mi-chemin entre les lieux qu’elle traverse et ses pensées. Est-ce que c’est cette vision-là que tu as de la jeunesse d’aujourd’hui  ? Des jeunes gens un peu perdus, qui ne savent pas encore tout à fait comment habiter le monde  ? 

Ça n’est pas la vision globale que j’ai, mais plutôt le résultat d’un nombre incalculable de lectures sur des personnages féminins qui se cherchent. Ça a un lien avec mon univers littéraire. Dans Toni tout court, la fiction tend vers un match de foot. C’est 90 minutes de lutte intensive sur un terrain, des obstacles, les footballeur.se.s parcourent 41 kilomètres par match en moyenne. On recherche le moment divin et aérien d’un geste que personne n’attend.

Toni est en parallèle de ça, elle marche dans la ville, du Sud vers le Nord, lutte pour arriver à son but  : la tribune. Une fois qu’elle y est, elle se détache, elle mue, elle est plus sereine, plus tranquille. C’est vital pour elle, parce qu’on peut trouver le bon endroit. Ça a un rapport avec la jeunesse, c’est assez intime.

Ça résulte de conversations avec mes amis, de mes lecteurs, je ne sais pas si un homme aurait vécu la même chose. Le héros de Salinger, qui erre dans New-York, il ne se pose pas la question de ce que c’est d’avoir un sexe masculin. Moi je me suis tournée vers le corps, parce que ça me semblait nécessaire.

«  J’ai toujours eu envie de vivre de mon écriture, et maintenant je pense qu’il n’y aura plus de retour en arrière. J’ai écrit Toni tout court dans le cadre d’un master de création littéraire  : on était entourés par des gens bienveillants qui nous poussaient à l’écriture. C’est comme si j’avais fait en deux ans ce que j’aurais fait en dix.  »

Shane Haddad

Au-delà de l’âge, j’ai eu l’impression que tu nous montrais de manière très franche ce que c’était d’être une fille de vingt ans à notre époque. La narration nous met face à l’intériorité de Toni et au flux de toutes ses pensées. Il y a les mots qu’elle dit et ceux qu’elle ne dit pas, parce qu’elle n’a pas le cran ou parce que ça ne se fait pas. Elle est par exemple très bouleversée à cause d’inconnus qui l’ont insultée dans la rue, et les insultes reviennent souvent dans sa tête. Qu’est-ce que tu as voulu montrer avec ce procédé  ? Qu’en fin de compte, le corps des femmes était toujours cet espèce d’objet à disposition de tous  ?

Tout à fait. Dans la grande histoire de la littérature, la manière dont les femmes sont représentées est complètement erronée. Les femmes sont dépeintes comme les hommes les voyaient  : c’est assourdissant de voir, de lire, ces représentations de femmes blanches, sibyllines, qui sont de fausses représentations. En tant que jeune femme, je n’ai jamais eu l’impression d’être un être à moitié divin, enrobé d’un voile de mystère. J’ai longtemps voulu coller à cette représentation.

Toni, c’est l’étape suivante  : elle essaie de s’en détacher, mais ne le sait pas. Elle essaie, mais c’est l’inconscient qui joue. Une fois qu’on sort de ces représentations, qu’est-ce qu’on est  ? On n’est rien. On renaît, c’est comme une seconde naissance, il faut tout réapprendre. Toni est dans cette transition-là  : elle réalise qu’elle n’est pas ce qu’on attend d’elle, mais ne sait pas encore ce qu’elle est. Ce qui fait d’elle une sorte de magma de chaos. C’est ça, mon livre  : cent cinquante pages de la toute première étape d’une femme. Cette idée de «  on me définit comme sale pute [NDLR : un inconnu insulte Toni dans la rue] comme une enfant et je ne me sens ni l’un ni l’autre.  »

Il s’agissait de réaffirmer les femmes en tant que sujet et pas comme des projections, des fantasmes. C’est bête à dire, mais c’est seulement depuis #MeToo que l’on prend conscience de ça. C’est une théorisation longue et lente, mais ardente et pleine d’idées. Je suis tombée là-dedans avec le plus grand plaisir. 

Les insultes des deux inconnus dans la rue reviennent souvent dans le texte, mais tu dis aussi quelque chose de la manière dont elle existe par rapport aux hommes de sa vie. Il y a son père qui l’oublie au restaurant, son frère qui est poli avec elle par habitude et M., un garçon avec qui on comprend qu’elle a couché, qui lui dit après-coup qu’il ne l’aime pas. On voit aussi les supporters au stade, qui sont décrits comme une masse écrasante, qui risque de l’engloutir. C’était une volonté de ta part de faire des garçons une telle altérité  ? 

C’était quelque chose que j’avais décidé, oui, parce que tous les enjeux étaient là. D’abord, sortir des projections masculines, de ce système créé par les hommes. Par exemple, quand tu lis les mythologies, ce sont toujours les mêmes scénarios  : depuis la nuit des temps on nous raconte que la femme est hystérique lorsqu’elle se défend, mais elle est toujours incarnée sans parole. L’histoire lui enlève le langage.

Ensuite, c’est la lutte par rapport aux représentations perpétuées par sa mère. C’est le moule féminin, l’influence des hommes d’une autre génération, qui crée des femmes qui malgré elles ont adhéré à la vision des hommes. On sort du regard isolant et castrant des femmes d’une certaines génération et on apprend à se défaire de toute projection.

«  Une fois qu’on n’existe pas complètement, comment s’exprimer dans le désir  ? L’ambition, la création, tout ça c’est exister. Ne pas désirer, d’une certaine manière, ça nous annule. »

Shane Haddad

Dans les pensées de Toni revient souvent le souvenir de la mère. Elle lui dit Tiens-toi droite, Tes cheveux tes cheveux. Et dans tout le texte Toni pense à ses cheveux, qui lui reviennent à l’esprit comme une culpabilité. Dans un autre passage elle lui dit de faire attention à son poids parce qu’elle doit rester jolie. Est-ce qu’elle est anachronique, pour toi, cette manière d’éduquer les filles ou est-ce qu’il faut encore la contester  ? 

Je crois oui. Chacun a sa manière de faire. Je parlais avec d’autres journalistes qui me disaient qu’elles avaient vécues ça  ; elles étaient plus âgées mais la question reste la même  : si aujourd’hui on commence, sur Instagram, dans les livres de Despentes, à comprendre que la difficulté la plus sourde et profonde consiste à arrêter en tant que femme de rêver de perfection.

Ce désir-là, on en sort doucement, mais je crois qu’il existe toujours. C’est très beau de s’en rendre compte. Dans les années 60, avec la libération de la femme par la pilule, l’idée était de rendre la femme indépendante, mais la conséquence directe de ces années de libération c’est que les femmes devaient à la fois être femmes, mères, s’occuper des enfants et de leur mari. Je pense qu’en terme de temporalité, on n’est pas encore suffisamment loin pour comprendre qu’on est sorti.e.s de ça. Par exemple, quand on se marie, on porte toujours le nom de son mari. Je connais des femmes qui portent leur nom et celui de leur mari, mais c’est tout. Ce sont nos mères. C’est toujours ça. 

Les injonctions qui pèsent sur les femmes sont toujours très nombreuses, il y a encore cette jalousie – involontaire – entre femmes  : l’idée n’est pas de critiquer les femmes mais de réaliser que les injonctions sont aussi dans leur propre discours.

Par exemple, Beauvoir avait exprimé un désir de libération assez maladroit, parce qu’elle nourrissait une jalousie pour plein de femmes, que l’on décèle parfois dans le regard qu’elle posait sur elles. Le défi, dans mon livre, c’était de parler des injonctions qui pèsent sur Toni. À la fin, j’introduis un autre personnage féminin que Toni aime et dont elle n’est pas jalouse. Manon est au milieu des garçons et Toni trouve ça beau. C’est un dénouement qui est très important pour moi.

Il y a aussi la culpabilité. On lui demande si elle se sent coupable et elle répond qu’elle culpabilise tout le temps  : quand elle ouvre une porte et que quelqu’un veut sortir, quand elle commande une cuisse de poulet au boucher mais que finalement elle change d’avis, quand elle s’assoit dans le bus. J’ai eu l’impression, en te lisant, qu’elle se sentait presque coupable d’exister, en fait. Selon toi, elle vient d’où, cette culpabilité-là  ? 

Je pense qu’elle découle de cette éducation que l’on donne aux filles. Oui, parce qu’elle est le résultat de toutes ces injonctions  : se tenir droite, avoir les cheveux bien coiffés, un visage souriant mais impassible, ne jamais être dans la radicalité, ni dans le rire, ni dans les mots, ni dans l’attitude corporelle.

On nous dit «  n’existe pas trop parce que sinon tu vas faire peur.  » Cette peur complètement construite réduit le désir à rien. Une fois qu’on n’existe pas complètement, comment s’exprimer dans le désir  ? L’ambition, la création, tout ça c’est exister. Ne pas désirer, d’une certaine manière, ça nous annule. Toni, elle, veut vivre mais ne s’en rend pas compte, elle ne sait pas comment le verbaliser, l’extérioriser, il y a un conflit en elle  : il ne faut pas trop être mais j’ai envie d’être  ; elle ne peut qu’aller vers la culpabilité. Elle le ressent. Qu’elle n’est pas comme on aimerait qu’elle soit.

«  Il y a plein de choses qui m’ont frappé pendant la vingtaine sur ce que c’était d’être un corps indépendant dans une ville. Vingt ans, à Paris, c’est comme si on mettait d’un coup un projecteur de lumière sur le corps.  »

Shane Haddad

Dit comme ça, ça a des airs de charge mentale, finalement…

Tu as raison. Ça me fait penser à mes premiers amours, il y avait cette dimension de responsabilité, de responsabilité du bonheur de l’autre. C’était facile de se perdre parce que le garçon doit toujours être satisfait, que ce soit dans le quotidien ou sexuellement. J’ai eu ces discussions-là avec des femmes qui m’entourent  : comment on se défait de ces récompenses qu’il faudrait donner aux hommes, bien faire à manger, faire les courses, avoir un appartement propre…

Dans le podcast Les couilles sur la table, Maïa Mazaurette parle de ça, d’études qui montrent que les femmes sont toujours plus soignées que les hommes pour leur bon plaisir, qu’aux hommes on ne demande pas d’en faire autant. Il y a cette responsabilité, cette image de femme soignée et parfaite à entretenir pour l’autre.

Pour parler un peu de la forme de ton livre, ton écriture est un peu hachée, il y a des répétitions, c’est assez poétique. Ça m’a un peu rappelé le style de Marguerite Duras dans certains de ses romans. Je me demandais s’il y avait eu des auteur.rices qui t’avaient inspirés pour l’écriture de ce livre.

Ça n’est pas la première fois que l’on me compare à Marguerite Duras, ça m’intéresse beaucoup que l’on m’apparente à elle. Je suis en conflit avec son écriture depuis que je l’ai découverte, au lycée. J’ai lu pas mal de ses textes  : son essai Écrire, ou La douleur, le premier livre que l’ai lu d’elle. Dès que j’ai commencé à la lire, je me suis dit «  mais qu’est-ce qui se passe,  » en tant que femme, pour en arriver là. Elle parle de l’absence tout en étant constamment présente, de l’indéfinition du corps féminin qui devrait constamment être dans une sorte de passivité pour l’homme…

Je n’ai pas le recul nécessaire… Je ne comprends pas pourquoi elle donne une image du corps féminin si lointain et si mystérieux. C’est pourtant une femme qui portait la cause féministe, elle a été très militante, elle est très intelligente. Objectivement, on peut en faire des éloges. Le magazine Lire a fait un hors-série sur elle, et j’ai eu beau lire des dizaines d’articles à son sujet, il y a toujours quelque chose qui ne me convient pas.

Son écriture est tellement silencieuse, espacée, il y a tellement de doutes qui habitent chaque phrase que j’ai envie d’exploser, de déchirer mes livres. Mais ça veut dire que ça marche, que je l’estime énormément, c’est ce que ça veut dire. Elle m’accompagne.

J’ai lu Écrire trois fois, je ne me souviens de rien. C’est dingue, quand j’écris, je vois le lien dans la sécheresse, la dureté de son regard, elle ne fait pas de quartier. Je ne sais pas si j’en suis déjà là, je sais qu’elle est en parallèle de mon processus d’écriture, qu’elle m’accompagne. Il y a une ombre du passé constamment dans son écriture.

J’ai parfois l’impression que le féminisme de cette époque réside davantage dans leur mode de vie très indépendant que dans leur discours, qui conserve certains codes du patriarcat…

Oui, ça montre que les femmes de cette époque s’émancipent par rapport aux hommes, mais pas du tout par rapport aux femmes. C’est seulement aujourd’hui que le féminisme se fait avec les femmes. Les écrivaines de cette époque travaillent beaucoup seules. Par exemple, Françoise Sagan, qui est devenue célèbre très tôt après Bonjour tristesse, a été beaucoup critiquée parce que c’était une femme, qu’elle était très libre dans l’appréciation de son quotidien. On a voulu la détruire pour ça, parce que c’était une femme et qu’elle n’avait pas le droit d’être si libre.

Aujourd’hui, je vois de plus en plus de discours de femmes importantes, qui théorisent et expliquent que les travailleuses du sexe par exemple sont un point noir de féminisme. On commence à dire que puisqu’elles gagnent de l’argent pour ce qu’elles font, pour celles qui l’ont décidé de leur plein gré, alors on n’a pas à les critiquer. Elles font ce qu’elles veulent. C’est tout neuf, et ça n’existait pas à l’époque de Beauvoir, Duras, Sagan. Dès qu’une femme sortait du lot, elle était attaquée.

«  J’ai découvert une littérature qui n’était pas scolaire et pour la première fois, des livres écrits par des femmes, qui sont encore invisibles dans l’horizon intellectuel scolaire.  »

Shane Haddad

Est-ce que tu pourrais me dire quelques mots sur les grands livres qui t’ont marquée  ? 

C’est compliqué parce que j’en lis pas mal, j’ai tendance à les oublier. Mais plus j’avance dans le temps, plus je me rends compte que je parle toujours des mêmes. 

J’aime beaucoup Goliarda Sapienza, qui offre une représentation de la femme qui dépasse toutes les attentes et propose à la fois dans la structure littéraire quelque chose de très libre, loin de tous les systèmes que l’on pourrait imposer aux femmes. Par exemple, L’art de la joie, ça n’est pas un roman mais un texte entre description, moments de théâtre avec seulement du dialogue, mais aussi des réflexions philosophiques ou politiques. Elle n’explique jamais. Son personnage, Modesta, ne se justifie jamais et c’est incroyable. J’aurais aimé la lire avant. Toni, dans mon livre, se justifie constamment. Cette autrice m’a montré que même s’il s’agit d’un personnage féminin, dans la fiction, on n’a pas besoin de se justifier.

J’aime aussi beaucoup L’attrape-cœur de Salinger. L’errance de personnage, cette recherche d’une identité à travers la ville, dans le tumulte urbain. Je me suis beaucoup identifiée à lui. 

Il y a aussi Beloved, de Toni Morrisson, que j’ai lu pendant que j’écrivais la fin de mon livre. C’était très intéressant par rapport à la structure, avec tous les flash-back qu’elle utilise pour donner de l’ampleur à son récit.

Et puis il y a Violette Leduc, que je continue de traverser. La Bâtarde est un livre qui me touche énormément. La jalousie de son personnage m’impressionne  : c’est beau de voir des défauts chez une femme de fiction. Parce qu’avant, on refusait de leur en donner. 

Enfin, je me demandais comment tu envisageais l’avenir, maintenant que ton premier livre est sorti. Est-ce que tu as d’autres projets littéraires, d’autres idées de romans  ? Est-ce qu’après un premier roman on est exalté par la carrière qui s’offre potentiellement à soi ou est-ce qu’au contraire, le retour à une vie «  normale  » est envisageable  ?  

Là, je viens de finir un service civique au centre régional d’art contemporain du Havre. J’ai accueilli du public et avec la pandémie j’ai eu l’occasion d’avoir plein d’autres missions. J’ai animé des ateliers avec des jeunes en marge de la société, j’aime beaucoup le contact avec le public, au-delà de l’idée de publication, etc. Et puis l’idée, là, c’est d’écrire, le plus possible.

J’ai quelques projets, de théâtre, de roman. J’ai toujours eu envie de vivre de mon écriture, et maintenant je pense qu’il n’y aura plus de retour en arrière. J’ai écrit Toni tout court dans le cadre d’un master de création littéraire  : on était entourés par des gens bienveillants qui nous poussaient à l’écriture. C’est comme si j’avais fait en deux ans ce que j’aurais fait en dix. Maintenant que je suis dans une maison d’édition, je dois faire mes preuves.

Toni tout court de Shane Haddad, paru chez P.O.L, 17 euros.

Journaliste

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