CINÉMA

(Re)Voir – « Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers) » : Objectif lune

© Why Not Productions

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La sortie du prochain film de Bruno Podalydès, Les Deux Alfred – prévue initialement fin 2020 – est toujours incertaine. Cependant, Arte permet de visionner sur son site le merveilleux Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers) à voir ou revoir. Les frères Podalydès, Bruno derrière et Denis devant la caméra pour un premier long métrage. Une ode comique et poétique à l’indécision.

Un pas en avant. Deux pas en arrière. Un pas sur le côté. Un pas de l’autre côté. Albert Jeanjean (Denis Podalydès) est un indécis chronique. Héros du quotidien, trentenaire à la calvitie naissante, preneur de sons – ou de situations –, dépouilleur de bulletins de vote, cousin de l’Antoine Doinel de Truffaut, victime du syndrome des héros romantiques français du XIXe siècle, Albert souffre « de ne pas savoir si Cuba c’est bien ou pas », « s’il aime vraiment la raclette » ou encore s’il préfère Sophie, Corinne ou Anna ? S’il devait être un signe astrologique, il serait balance sans aucun doute.

D’ailleurs, le seul astre que les frères Podalydès visent c’est la lune. Celle d’Hergé, celle vers laquelle se dirige Tintin dans le célèbre album, Objectif lune. Principale référence de l’univers cinématographique du cinéaste, n’hésitant pas une seconde à placer sur la table de nuit la fusée de la bande-dessinée – à retrouver par la suite dans tous ses films – ou à reconstituer entièrement une case du Sceptre d’Ottokar. Dans cette scène (la plus belle du film, mais nous y reviendrons), le protagoniste se retrouve pour un rendez-vous dans un restaurant syldave où le serveur est vêtu comme celui d’Hergé, même gilet à carreau étonnant.

© Hergé-Moulinsart 

Comme le reporter à la houppette rousse, Albert est naïvement lunaire, et c’est ce qui fait son charme. Ses aventures à lui ne sont ni le Tibet, ni le temple du soleil mais bel et bien les passages piétons versaillais. Mais plus beau encore, ses aventures banales et quotidiennes s’imposent à lui quand il n’a qu’à se laisser porter par le courant de la vie et l’absurdité du comique de situation – dont l’écriture intelligente des dialogues et de la mise en scène atteint les sommets de l’Himalaya cinématographique français.

Explorateur maladroit de l’amour, trois femmes apparaissent à ses yeux comme trois territoires non pas à conquérir mais à découvrir. Ce sont elles qui sont séduites par cet homme/extra-terrestre confus et désorienté, ce sont elles qui le désirent quand lui doute de tout. Il y a d’abord Sophie, la Toulousaine incarnée par Isabelle Candelier, rencontrée lors d’une prise de sang – effectuée sous l’emprise de la jeune femme – une sorte de Blanche-Neige moderne, amatrice de football entourée de sept nains mais qui le veut, lui. Puis, Corinne (Cécile Bouillot) la copine inspecteur de son ami Alexandre qui le sauve d’un contrôle policier malheureux, elle est un prince charmant sur un scooter et lui propose une nuit de sexe insolite à jouer à faire l’avion (leitmotiv podalydésien qui donnera lieu au sublime Comme un avion en 2015) nus, les corps comme tour de contrôle aérien. La dernière (mais pas des moindres pour notre héros) s’appelle Anna Festival, interprétée par Jeanne Balibar. Pour voir Anna, la journaliste, et obtenir ses coordonnées, Albert dépouille les bulletins de votes des urnes. Elle est considérée comme une « femme dangereuse » car elle sait ce qu’elle veut, et c’est finalement elle qui proposera un dîner à cet être indécis et touchant. Bruno Podalydès cristallise ici la rencontre amoureuse dans cette sublime scène de restaurant syldave, à coup de verres d’eau jetés au visage comme déclarations. Plus Anna l’invite à la séduire : « Je ne sais pas quel est ton désir avec moi ce soir, mais c’est ce que tu feras qui aura une réelle influence sur la suite des événements », plus Albert s’échappe aux toilettes, réagissant de manière viscérale aux sentiments qui le cueillent ; aimer à en vomir. Un comique de répétition savoureux, à bon entendeur, une réaction impromptu à une situation affective intense, le questionnant sur ses choix amoureux : « Est-ce que je vomirai si j’étais avec Sophie maintenant ? »

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Le cœur du personnage balance, comme sur cette balançoire, motif récurrent de ses rêves. À travers ces femmes aux opinions politiques bien affirmées contrairement au protagoniste, le cinéaste dresse le portrait d’un homme de trente ans, plutôt banal et ridicule malgré lui, un homme moderne avec peu d’ego et aucun engagement ni amoureux, ni politique. Chez Denis Podalydès, le charme opère immédiatement au fil des hasards et des péripéties, le personnage s’aventure finalement en lui-même, en quête de son identité. Les scènes d’introspection à voix hautes ponctuent le film, tandis qu’il hésite entre deux chemises et les rues versaillaises où Dieu seul le voit. Or ici, Dieu est caméra et spectateur. Dans les méandres de l’intimité d’Albert, le « background » est politique : élections municipales, manifestations, violences policières ou discussions mondaines artistiquement engagées comme pour l’inciter à se prononcer, à s’affirmer.

Ode, donc, au non-choix élevé au rang d’art poétique, à la mélancolie et à l’absurdité. Albert – mélange d’un Antoine Doinel et d’un Jacques Tati parlant – est un des personnages masculins les plus attachants du cinéma français. Un grand enfant confronté au quotidien du monde adulte, qui fait de ce film une comédie à la fois émouvante et réjouissante, voire hilarante. Inventif, décalé et poétique, ce premier long métrage de Bruno Podalydès déploie un univers enfantin, distillé par la suite dans le reste de sa filmographie. Un cinéma de bande où l’amitié tient également une place prépondérante et où s’amusent Jean-Noël Brouté, Philippe Uchan et Michel Vuillermoz aux côtés d’Isabelle Candelier et Denis Podalydès, auxquels viendront s’ajouter une pléiade de comédiens réguliers au fil des métrages.

César de la meilleure première œuvre en 1999, Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers) s’inscrit dans une trilogie de gares versaillaises inaugurée par le moyen métrage de 1992, Versailles Rive-Gauche comme préambule à celui-ci, puis poursuivie en 2009 avec le parfaitement burlesque Bancs publics (Versailles Rive-Droite). Ce premier long n’est pas sans rappeler un autre film sorti deux ans auparavant par un autre cinéaste de la même génération et dont il pourrait être le pendant comique, Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) d’Arnaud Desplechin : mêmes questionnements, même producteur, distribution proche (Mathieu Amalric – courte apparition dans le film de Bruno Podalydès – comme muse à la place de Denis Podalydès également au casting avec Jeanne Balibar et Michel Vuillermoz). Et pour prolonger les aventures d’Albert, une version dite « interminable » sous forme de six épisodes d’une heure, sortie en DVD en 2008. En attendant, à voir ou à revoir sur le site d’Arte jusqu’au 31 août et pour ceux qui comme Albert Jeanjean ne savent pas choisir, il y a bien d’autres films à voir.

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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