Du 10 au 30 mars 2021 ont lieu les 21es journées cinématographiques sur Festival Scope, accessible gratuitement en ligne à travers toute la France. Ce rendez-vous culturel du moment nous propose de découvrir Scales (2019), conte dantesque inédit de la réalisatrice saoudienne Shahad Ameen.
Sur une petite île balayée par les vents, se déroule une bien étrange cérémonie une fois la nuit venue. Ce spectacle lugubre, rythmé par les tambours et des plaintes psalmodiées, est une tradition perpétuée de génération en génération sur ce relief insulaire à la silhouette escarpée. En effet, chaque famille doit sacrifier une de ses filles à la mer, pour assurer la subsistance de la communauté. Portée par l’amour de son père, Hayat (Basima Hajjar) échappe pourtant à ce funeste sort alors qu’elle n’est qu’un nourrisson. Seule l’empreinte écailleuse sur sa jambe d’une créature marine qui voulait l’emmener dans les abysses subsiste de ce rituel nocturne.
Douze ans plus tard, Hayat porte toujours le lourd stigmate de ce que le groupe considère être l’égoïsme et la lâcheté de son père. Tout comme lui, elle est maltraitée, crainte, mal-aimée par les pêcheurs. Ceux-ci pressent la famille, à force de violence, de faire enfin leurs adieux à la jeune fille. La mère de Hayat, quant à elle, est résignée et garde rancœur de leur condition. Elle la rejette, ne lui adressant ni parole ni regard. L’espoir émerge tout de même à l’aube de l’accouchement de sa mère. Peut-être que la naissance d’une fille pourra enfin racheter la faute précédemment commise par et pour la première née.
« Girl, haven’t you caused enough troubles already ? Girls like you belong to the Sea Maiden. Only men hunt. »
Propos du maître-chasseur et mentor des jeunes garçons à Hayat.
La force à l’état brut
Écrit et réalisé par la talentueuse Shahad Ameen, Scales constitue un récit mystique à l’aura surnaturelle. La cinéaste utilise avec brio les codes narratifs récurrents de la mythologie méditerranéenne. En dressant le portrait d’une paria porteuse du mauvais œil, elle donne le pouvoir à Hayat d’être maîtresse de sa propre odyssée, de son propre rite initiatique. Et ainsi d’aller bien au-delà de sa condition et de son genre, malgré tous et tout. Bien qu’universel et à multiples résonances, l’histoire de Scales est également intime. Le spectateur ressent de fait le tiraillement personnel de la protagoniste. Entre appréhension de ce qu’elle pourrait découvrir en gagnant les rivages et fascination viscérale pour la mer qui l’appelle.
Le parti-pris du noir et blanc est une véritable réussite. Les clairs obscurs font écho à cette binarité entre terre et mer, homme et femme, victime et bourreau. Tout en ancrant de plus bel le récit dans une temporalité sans âge. Cette tension se fait sentir par le rendu tant doux que violent des matières organiques et minérales. En utilisant des gros plans sur les corps, Shahad Ameen nous fait prêter attention à la poésie des gestes. Mais aussi à la dureté des chairs apprivoisées par le soleil, le sel et le sang.
La réalisatrice a de plus choisi un décor à ciel ouvert idéal pour rendre compte de ce rapport profond à l’environnement. Ainsi, le spectateur se perd bientôt dans les méandres de ces monts de calcaire dévorés par le souffle du zéphyr et qui plongent à pic dans les eaux d’Oman. Cette immensité labyrinthique est aussi humaine, comme le montre cette multitude de cordes, vestiges de bois et filets entremêlés qui peuplent le village et cloisonnent les habitants.
Rendre la voix
Shahad Ameen réalise une fable brutale, marquée par un silence de plomb. De fait, la voix seule de la Nature se fait reine, soulignant le pouvoir qui leur est imputé pour la survie du groupe. L’omniprésence du fracas des vagues se fait menaçant, rappelant incessamment la triste dette que doivent les habitants à l’océan. Le mutisme pesant de Scales n’est que rarement interrompu. S’élèvent parfois mélodies larmoyantes ou encore chants collectifs entonnés par les hommes au travail. La parole, visiblement un privilège d’hommes, est en revanche interdite aux femmes. Mères et filles rescapées demeurent enfermées dans leurs étoles, leurs sombres intérieurs ou encore dans l’enceinte du village.
La pépite cinématographique Scales donne définitivement à voir une héroïne puissante, archétype narratif aux mille et un visages, pour reprendre le titre du livre de Campbell. Hayat symbolise, à l’image d’une tragique Antigone ou Ariane des temps immémoriaux, ce sens du sacrifice et de l’honneur. Tout comme cette profonde soif d’émancipation. Celle que tout le monde voulait voir mourir met finalement à mort le monstre sacré, qu’il soit marin ou humain, qui faisait régner la terreur sur les siens.