© Sylvie Castioni
Après plusieurs coffrets sur des figures ou des mouvements du Hollywood classique, Clara et Julia Kuperberg s’associent à nouveau avec les éditions Montparnasse pour un travail autour de Douglas Fairbanks. Leur documentaire côtoie ainsi quelques grands films de l’ancien maître de la forteresse hollywoodienne. Rencontre avec ces deux cinéphiles.
Le nom de Douglas Fairbanks n’est plus qu’un lointain souvenir pour une grande partie de la population française. Il est pourtant l’une des figures les plus importantes d’Hollywood, celui qui fonde avec Chaplin et d’autres United Artists, cette compagnie qui va s’occuper de la distribution de films dans un monde totalement aux mains des grands studios. Le corps de Douglas Fairbanks fait de lui une star. Il réalise ses propres cascades, commence à produire lui-même certains projets. Il contrôle ainsi presque toute la chaîne de production dans un Hollywood naissant.
Le documentaire de Clara et Julia Kuperberg épouse la trajectoire de Douglas Fairbanks. La narration, portée par la voix de Laurent Lafitte, emprunte ce style à l’américaine, avec cette croyance en l’individu qui se réalise sans la communauté. Il y a une volonté de ne pas le trahir, de coller à sa façon de pensée. Sa chute concorde avec l’arrivée du parlant. Le corps de Douglas Fairbanks n’arrive pas à lutter face au poids des mots. C’est cette ascension puis cette chute que dessine Douglas Fairbanks – je suis une légende.
Le coffret Douglas Fairbanks – le roi d’Hollywood est sorti il y a deux mois. On y trouve plusieurs films avec Douglas Fairbanks. Avant de rentrer dans le vif du sujet, pourquoi avoir choisi cet homme pour ce nouveau coffret ?
Clara Kuperberg : Quand on a fait le documentaire pour Arte l’année dernière, on a découvert un panel de films de Douglas Fairbanks. C’était l’occasion de se pencher sur ses films moins connus. Il reste une figure assez oubliée par rapport à Charlie Chaplin ou D. W. Griffith. En montrant le documentaire à des adolescents, on se rendait compte qu’ils adoraient. Avec les éditions Montparnasse, l’idée est venue naturellement de proposer un coffret où cohabiterait le documentaire et quelques films avec Douglas Fairbanks.
Julia Kuperberg : L’idée était de proposer quelques pépites, en plus des films célèbres. C’est à ce titre que l’on retrouve Le Mystère du poisson volant (The Mystery Of The Leaping Fish).
A la manière de Buster Keaton ou Charlie Chaplin, Douglas Fairbanks semble toujours fonctionner chez les enfants grâce à la présence de son corps, à la manière dont il le tord.
Clara : Exactement. C’est ce qui est génial chez lui. Le précédent coffret concernait la screwball comedy, qui entretient un cousinage avec les films de Douglas Fairbanks.
En lisant le livre d’entretiens avec Jean-Pierre Melville, il est souvent question de sa nostalgie pour le cinéma classique américain. Chez lui, on peut comprendre ce sentiment qui semble surtout s’expliquer par la Seconde Guerre mondiale. Pour vous, qu’est-ce qui vous semble important ?
Julia : À l’époque de Douglas Fairbanks, il n’est pas encore question des cinq grands studios de cinéma. Ce qui nous passionne dans cette période, c’est que c’est un cinéma international qui peut parfois servir de propagande, qui véhicule un rêve, une image glamour et des idéaux. Notre travail consiste surtout à explorer les différentes facettes du cinéma américain. La figure de Fairbanks est très importante dans la construction d’Hollywood.
En investissant son argent personnel, comme peut le faire Tom Cruise parfois, il devient ce qu’on pourrait appeler un auteur puisqu’il décide du réalisateur et de plusieurs autres paramètres. Vous croyez que c’est un système encore possible à Hollywood aujourd’hui ?
Julia : C’est vrai que c’est devenu très rare aujourd’hui. On pourrait citer Brad Pitt aussi. Ils sont peu nombreux à contrôler toute la chaîne de production. Quand on voit les photos de Fairbanks au travail, on voit bien qu’il gravite autour des caméras. Il faut aussi rappeler qu’il tourne dans ses propres studios.
La narration fait écho à la manière dont Fairbanks s’est mis en scène pendant sa carrière. La voix de Laurent Lafitte au début dit « Parti de rien » avant de voir sa montée fulgurante à Hollywood. Il y a quelque chose du mythe libéral américain de l’homme qui se fait seul, qui se bat parfois contre la communauté pour arriver en haut. Qu’en pensez-vous ?
Clara : Totalement. Il vendait du savon au tout début de sa vie. En l’espace de deux ans, il devient la plus grande star du monde. On voulait lui donner la parole dans une narration fictionnelle de héros à la première personne. Quand on a commencé les recherches pour le documentaire, nous étions inquiètes sur la capacité d’intéresser des gens à propos d’un type qu’il ne connaisse probablement pas, avec des images en noir et blanc. L’idée de la narration permettait de retirer cette inquiétude. Fairbanks n’a pas écrit de mémoires, il reste simplement des livres de coaching. Pour le faire parler en restant fidèle à ce qu’il était, il fallait jongler avec des sources lacunaires.
Julia : Pour dire ces mots, il nous fallait quelqu’un qui soit capable d’aller dans les nuances. Même physiquement, si on met une moustache à Laurent Lafitte, il ressemble à Douglas Fairbanks (rires).
Le premier plan du documentaire est superbe. Les collines d’Hollywood redeviennent sauvages pour symboliser le retour en arrière que tente d’effectuer le documentaire.
Clara : Le graphiste est parti d’un plan en hélicoptère réalisé il y a trois ans. On lui a demandé de retravailler cette image en essayant de revenir à une photo d’époque, au point de départ où Hollywood n’existe pas encore.
Ce qu’il y a de différent avec Charlie Chaplin, avec qui il fonde entre autres United Artist, c’est que Fairbanks est né aux Etats-Unis. J’ai l’impression que c’est une différence notable entre les deux qui emmènera Chaplin à retourner en Angleterre par la suite. « J’ai su que j’étais chez moi et que je ne repartirai plus jamais », c’est une phrase prononcée par Fairbanks dans le documentaire.
Clara : Il y a une explication majeure à cela : Douglas Fairbanks n’est pas politisé. Hoover, le patron du F.B.I, avait Chaplin dans le collimateur. Dans le biopic sur Chaplin avec Robert Downey Jr, c’est Kevin Kline qui incarne Fairbanks. Il y a une scène où Chaplin est énervé à l’idée de recevoir un dignitaire nazi lors d’un repas à Hollywood. Fairbanks, lui, ne semble pas comprendre la rage de son ami.
Ce qu’il y a de génial dans Cauchemars et superstitions, c’est que l’intrigue du film est toute entière tournée vers l’intérieur du corps de Fairbanks, ce qui le ronge est moteur de son succès. C’est son corps, un peu comme Keaton et Chaplin, qui fait de lui un héros du muet. On a l’impression que le film est prophétique.
Julia : Exactement, c’est un film très important pour comprendre la trajectoire de Fairbanks. En plus, il y a déjà un goût pour les effets spéciaux. C’était un précurseur à plusieurs titres. Le passage au parlant est très difficile pour lui. L’Amérique change et il encaisse plusieurs échecs.
Dans Le Masque de fer, il y a un plan sublime qui annonce la mort de D’Artagnan en perspectives. On dirait du Orson Welles.
Julia : Oui, on peut très bien imaginer qu’Orson Welles a vu ce film.
Dans le coffret, il y a un court métrage très réussi et surprenant à regarder à l’heure de la fermeture des salles. Une vieille dame du nom de Chloé vit dans les sous-terrains et se crée une fiction pour survivre. Elle est entourée de bobines de films, elle est la mémoire du cinéma et sa mort semble entrainer la fin du médium. Pourquoi ce choix ?
Clara : C’est une idée de l’éditeur Montparnasse. Il s’intègre parfaitement à cette proposition autour de Douglas Fairbanks. Aujourd’hui, c’est vrai que ça prend un sens assez terrible avec cette fermeture des cinémas.
Quels sont vos projets pour la suite ?
Clara : On termine un portrait d’Anthony Hopkins pour Arte. Il sera diffusé dans l’année. Sinon, nous entamons le montage d’un documentaire sur Ida Lupino, pour OCS. Il sera question de sa carrière de cinéaste.