SOCIÉTÉ

Mutilations génitales féminines : l’indifférence de la société envers les femmes européennes

©Alan Denney/Flickr

Parmi les 200 millions de filles et femmes victimes de mutilations génitales dans le monde, 600 000 vivraient en Europe. Cette pratique de torture est largement méconnue de l’opinion publique qui ignore son existence, en dépit des nombreuses politiques institutionnelles d’éradication.

Si vous faites l’expérience de demander à votre entourage combien de femmes vivant en Europe sont victimes de mutilations génitales féminines (MGF), fortes sont les chances que l’on vous adresse un regard hébété. Cette forme de torture ne serait pas pratiquée sur notre continent. Pour beaucoup de citoyens, il est inconcevable de penser que l’excision puisse être autre chose qu’un phénomène barbare, prévalant uniquement dans certains pays d’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient.

Pourtant, plusieurs études ont démontré l’existence de ce fléau au sein de l’Union. Selon l’Institut européen sur l’égalité des genres (EIGE), 600 000 femmes victimes vivraient en Europe, dont près de 100 000 sur le seul sol français. Son dernier rapport estime aussi que 180 000 fillettes risquent l’excision. Des statistiques édifiantes, qui interrogent l’invisibilisation des mutilations dans l’imaginaire européenne. 

Entre réaction institutionnelle et méconnaissance générale

Si le grand public ignore l’existence des MGF, l’engagement des États européens à l’encontre des survivantes est un vieux combat institutionnalisé. «  La France a été pionnière dans la lutte contre l’excision  », explique Isabelle Gilette-Faye, sociologue et directrice générale de la Fédération nationale pour l’abolition des mutilations sexuelles. 

Dès 1983, la Cour de cassation a reconnu le caractère criminel de l’excision, ouvrant la voie à la reconnaissance de ces pratiques comme des violences discriminantes, portant une atteinte grave aux droits fondamentaux des femmes et des filles. Depuis, de nombreux textes internationaux ont étoffé l’arsenal juridique dont se sont dotés les États pour lutter contre les MGF. 

Le texte de référence en Europe reste la Convention d’Istanbul, un accord international sur les violences contre les femmes signé en 2011 par 45 États et l’Union européenne. Il contraint les parties à prévenir les mutilations, protéger les femmes et incriminer les auteurs de ces faits. 

En la matière, les législations, plans d’action et autres résolutions adoptées par les institutions européennes et les gouvernements nationaux ne manquent pas. Une multitude d’instruments, notamment financiers – comme le fonds Daphne de la Commission européenne dédié à la lutte contre les violences faites aux enfants et aux femmes – soutiennent depuis 1997 des ONG investies dans la prévention et la protection des victimes. 

Membre fondatrice du réseau d’associations End FGM European Network (Réseau européen pour l’éradication des MGF), Isabelle Gilette-Faye reconnaît le rôle «  pilote  » des institutions européennes dans la politisation de ces pratiques. «  Sans les études de l’EIGE ou le fonds Daphne, nous n’aurions pas de chiffres véritablement fiables pour mesurer l’ampleur du phénomène », estime-t-elle. 

Briser le tabou médiatique

Malgré tous les moyens politiques mis en place, le sujet reste absent des débats. «  Les MGF sont largement éclipsées par les médias  », déplore Maître Diallo, avocate du barreau de Strasbourg. «  On a le sentiment que ça n’existe pas vraiment ou alors que ça existe très loin de chez nous, quel que soit notre niveau d’études.  »

Selon elle, «  les difficultés à faire connaître les MGF ne proviennent pas des textes juridiques  », mais plutôt du fait que seulement un nombre extrêmement limité de victimes ont saisi la justice au cours des dernières années. Que ce soit à cause de l’âge des victimes – l’excision se pratiquant le plus souvent entre la naissance et l’âge de 15 ans – ou de la pression de l’entourage, l’omerta camoufle le phénomène dans la sphère publique. 

«  Ce n’est pas acceptable de méconnaître le sort de ces femmes  »

Me Déborah Diallo, avocate au barreau de Strasbourg

«  Le sujet est très tabou parce qu’il a trait à l’intime  : c’est une décision qui se prend toujours dans le huis clos familial  », rappelle Maître Diallo. En comparaison avec les premiers procès impulsés par les associations à la fin des années 1970, les signalements et les plaintes sont aujourd’hui de plus en plus rares. 

En Europe, les affaires les plus récentes datent de 2019, où une femme de 37 ans et son mari ont été reconnus coupables d’avoir excisée leur fillette de trois ans dans leur appartement londonien. La justice britannique a condamné les parents à onze ans de prison ferme.

Les associations spécialisées dans les MGF regrettent ce mouvement de «  déclin  », alors que la diffusion de la parole des victimes permettrait une prise de conscience collective de leur existence en Europe. «  Pour combattre efficacement les mutilations, il faudrait sensibiliser d’avantage et sensibiliser mieux  », rajoute l’avocate strasbourgeoise. «  Ce n’est pas acceptable de méconnaître le sort de ces femmes.  »

Face aux MGF, toutes et tous concerné.es

Face à cette indifférence généralisée, il est urgent de valoriser toutes les formes de discours de victimes et de changer les a priori de la société. A cet égard, la sociologie des communautés où l’on pratique l’excision serait l’un des premiers clichés à abattre, selon les ONG.

 «  Il ne faut jamais oublier que les MGF concernent 4 continents sur 5  », martèle Isabelle Gilette-Faye, avant de poursuivre  : «  Présenter les femmes africaines comme les seules victimes est un vieux combat abject.  » Si les victimes immigrées proviennent en majorité d’Afrique ou du Moyen-Orient, d’autres nationalités, indonésienne ou turque par exemple, subissent également ce fléau.

Pour l’eurodéputée Anne-Sophie Pelletier (Gauche unitaire – France insoumise), « il faut avoir la volonté politique de briser le tabou autour de l’excision et de toutes les formes de mutilations sexuelles que subissent les femmes.  » Signataire d’une résolution du Parlement européen sur la lutte européenne contre les MGF dans le monde adoptée en février 2020, elle rappelle que « la culture de la violence contre les femmes » prévaut largement dans la société européenne. « Les vagins et les utérus des femmes sont constamment torturés, quelques soient leurs originesCombien d’autres pratiques, comme les violences obstétricales ou le point du mari (une suture chirurgicale post-accouchement non nécessaire, sensée donner plus de plaisir au mari, mais souvent douloureuse pour les femmes, ndlr) , pourraient-être considérées comme des formes de mutilations ? »

Tout en précisant la spécificité des MGF – assimilées généralement à la clitoridectomie, l’excision ou de l’infibulation – Maître Diallo insiste «  qu’avant d’être une pratique culturelleles MGF sont une problématique de genre qui touchent les femmes, et les femmes sont victimes de violences où qu’elles se trouvent  ».

Les éradiquer ne supposerait pas seulement de s’intéresser à la parole des femmes, mais aussi de «  sortir de l’ethnocentrisme et de la binarité des choses pour rééduquer l’ensemble de la société  », selon ellePlus que tout, «  il est urgent de comprendre que cette question est une question humaine. On est tous humains et tout ce qui est humain ne doit nous être étranger  ». 

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