Gorliarda Sapienza © Le Tripode
Les éditions Le Tripode proposent en ce début d’année une nouvelle publication et traduction de Lettre ouverte de Goliarda Sapienza. Une première œuvre autobiographique dans laquelle l’autrice de L’Art de la joie se livre dans une écriture tourbillonnante.
De son vivant Goliarda Sapienza connut un succès modeste, loin de celui qu’elle méritait et acquis (trop) tardivement. D’abord comédienne sur les planches et au cinéma, elle fonde avec des amis des petites compagnies de théâtre et joue entre autres chez Visconti, notamment dans Senso (1954). « Le théâtre – ce n’est pas nouveau – est de la vie brûlée en quelques heures » écrit-elle dans Lettre ouverte. L’écriture vient ensuite, avec cette première œuvre autobiographique publiée en 1967.
Passant du jeu d’actrice au jeu de l’écriture (surtout à l’écriture du je), Goliarda Sapienza commence donc à rédiger ses premières œuvres autobiographiques. Après Lettre ouverte suivront Le Fil de midi (1969) et L’Université de Rebibbia (1983) récit de son séjour dans une prison romaine après un vol de bijoux. Mais partout on lui refuse le manuscrit de sa grande œuvre – dans tous les sens du terme puisque celle-ci compte quelques 800 pages – L’Art de la joie, entamée en 1969 et qu’elle mit plus de dix ans à écrire.
Ce n’est qu’en 1998, soit deux ans après la disparition de son autrice, que le livre est enfin édité en Italie. Il faudra encore attendre le succès de la première publication française chez Viviane Hamy en 2005, pour que la lumière soit pleinement faite sur cette écrivaine singulière dans le paysage littéraire italien. Depuis, les éditions Le Tripode se sont engagées à publier l’ensemble de ses écrits : Lettre ouverte est ainsi le huitième volume disponible des œuvres complètes de Goliarda Sapienza chez cet éditeur.
« Autobiographie des contradictions »
Le titre est explicite : il s’agit d’une adresse ouverte aux lecteur.rice.s, d’une forme de psychanalyse bouillonnante et toujours joyeuse. « Aujourd’hui je renais et peut-être je nais pour la première fois » confie-t-elle dans le livre. Loin d’être narcissique ou trop personnel, le récit fait littérature en nous questionnant. N’était-ce pas Victor Hugo qui écrivait dans la préface des Contemplations (1856) : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous » ?
« Et puis il y a une chose qui me rassure, une chose que j’ai expérimenté plusieurs fois dans ma vie : je sais que ceux d’entre vous qui se sont ennuyés à suivre mon bavardage auront déjà détournés le regard. On reste toujours peu nombreux ».
Goliarda Sapienza, Lettre ouverte, Le Tripode, trad. Nathalie Castagné
Avec Lettre ouverte Goliarda Sapienza creuse le sillon des principaux thèmes qui parcourent ses œuvres : la famille, l’amour, la politique et la joie (à ne pas confondre avec le bonheur). Le livre fait partie de ce que l’écrivaine italienne nommait son « Autobiographie des contradictions ». Elle note d’ailleurs dans le livre : « Il n’y a rien à faire : pour faire de l’ordre il faut d’abord toucher le fond du désordre ». Mettre en ordre le fatras des souvenirs est donc le mot d’ordre du livre, le postulat de départ. Les contradictions s’enchainent et se télescopent, ambiguës et intéressantes parce qu’elles prennent forme dans la construction de l’enfance.
L’art de l’enfance
Lettre ouverte est avant tout le récit d’une enfance. Ce récit d’apprentissage commence, bien entendu pour une écrivaine et une actrice, par le b.a.-ba, c’est-à-dire par le langage et l’amour des mots : « si j’entendais un mot qui me frappait, je le répétais, et de plus, je crois, en remuant les lèvres ». L’écrivaine s’émerveille de son amour des mots nouveaux qu’elle commence à mastiquer littéralement. Soulignons au passage la traduction de Nathalie Castagné, qui cherche le plus possible à coller précisément au texte original en laissant parfois le sicilien ou l’italien.
« Le soupçon me vient de n’avoir jamais rien compris de l’amour, parce que de tous les mots, celui-ci étant le plus chargé de vie et le plus libre, il peut devenir un levier dangereux pour la recherche de soi, et donc l’instrument à travers lequel se démasquent de fausses idées, de fausses lois, de fausses limitations, physiques et morales ».
Goliarda Sapienza, Lettre ouverte, Le Tripode, trad. Nathalie Castagné
Dans les rues et dans les petites maisons de Catane, ville portuaire de Sicile dans laquelle grandit l’écrivaine, se bouscule une galerie de personnages. La narratrice y croise le professeur Jsaya ; apprend à rembourrer des chaises auprès d’Anna ; joue au jeu du cercueil avec Sara, Teresa, Nunziata. Ses voisins habitent dans des basso, ces logis misérables aux pièces aveugles typique de l’Italie du Sud ; elle court le long de la fiumara, cours d’eau au lit asséché ; traîne dans la cour qui devient un piccolo teatro vers lequel tous les regards convergent et connait son premier amour pour Nica.
« Elle me ramena en haut et je la vis descendre l’escalier, pas en courant comme avant, mais lentement comme Musetta, Olga, Licia : elle était grande et ne m’avait pas embrassée ».
Goliarda Sapienza, Lettre ouverte, Le Tripode, trad. Nathalie Castagné
Jeu de piste
« Chacun de ces textes n’est qu’une partie d’une aventure qui amène le lecteur bien au-delà des sentiers habituels de la littérature » rapporte Angelo Maria Pellegrino dans Goliarda Sapienza telle que je l’ai connue (Le Tripode, 2015). L’écriture est en effet très libre, construite comme un jeu de piste. « Mais me voilà en train de m’échapper par un chemin de traverse. Bien. En louvoyant, en louvoyant encore, peut-être est-il possible de trouver la voie la plus directe ».
Si elle louvoie c’est qu’à l’origine de cette première œuvre autobiographique, se trouvent plusieurs traumatismes enfouis : « je me décide à vous parler de ce qui me pèse depuis quarante ans sur les épaules, faute d’avoir compris ». Ce sont deux gifles d’abord, données par sa mère qui brisent sa première histoire d’amour lesbienne avec Nica : « Ces deux gifles me volèrent, non seulement son corps, mais son imagination » écrit-elle. Et puis il y a d’autres traumatismes beaucoup plus enfouis dont elle ne parle qu’à demi-mot, explicités par sa biographie complète à la fin du livre. La mort de Goliardo, son frère, qui est présentée comme une noyade accidentelle, alors qu’il a été assassiné. Sa colère aussi contre son père, parfois nommé froidement par sa fonction d’avocat. Celui-ci avait eu des relations incestueuses avec deux demi-sœurs de l’écrivaine qui avaient dues s’enfuir de chez elles.
« Il ne me reste qu’à tenir étroitement dans mes bras cette joie et marcher, vu qu’à quarante ans courir dans les rues serait ridicule. J’irai faire une promenade et je m’efforcerai de garder cette joie pour moi. Joie et douleur non exprimées mais jetées au visage à l’état brut, ne sont que de la mauvaise éducation. À plus tard ».
Goliarda Sapienza, Lettre ouverte, Le Tripode, trad. Nathalie Castagné
Malgré tout cela, Goliarda Sapienza cultive dans ses livres un art de la joie fragile mais communicatif. Toujours mue par un extraordinaire élan vital, celle qui a « failli deux fois mourir “de [s]a propre main” » livre ici un récit lumineux et unique, tantôt précis, tantôt énigmatique.
Goliarda Sapienza, Lettre ouverte, éditions Le Tripode, janvier 2021, 240 p., 17 €