La Madeleine de ProustLITTÉRATURE

La madeleine de Proust #21 – « L’amie prodigieuse » : Premiers émois littéraires

© Fanny Monier

© Fanny Monier

Chaque mois, un membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa Madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur. Ce mois-ci, L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante. 

On ne présente plus L’amie prodigieuse. En 2021, la saga en quatre tomes, orchestrée par la mystérieuse Elena Ferrante – dont le monde entier ignore encore l’identité – est presque devenue un poncif. Succès planétaire traduit dans toutes les langues et adaptée en série par le monstre américain HBO, cette fresque contant l’histoire de deux gamines des quartiers pauvres de l’Italie des années 50 semble désormais trop populaire pour être considérée comme un grand livre. Et pourtant, c’est le grand livre de mon adolescence. 

Au commencement

Je me souviens avec exactitude de la première fois que j’ai mis la main sur L’amie prodigieuse. C’était l’été, nous étions en vacances dans un petit village de Provence. Les attentats de Nice venaient de frapper la France, je n’avais pas encore dix-sept ans. Ayant anticipé une connexion internet plus que douteuse, j’avais emmené quelques romans avec moi alors même que les réseaux sociaux avaient largement pris toute la place dans ma vie. Parmi eux, le premier tome de la saga, en format poche.

L’amie prodigieuse raconte l’amitié passionnelle et obsédante qui lie la narratrice, Elena Greco, à la prodigieuse Lila Cerullo. Les deux gamines napolitaines se rencontrent dans une école défavorisée des quartiers pauvres de Naples. Ici, on va à l’école élémentaire, mais on n’ira pas jusqu’au collège. Parce que comme dans la plupart des familles pauvres des années 50, les parents ont besoin de leurs enfants pour travailler.

Si Elena travaille d’arrache-pied pour rester la première de la classe, elle se rend compte rapidement qu’elle a, et aura toujours, une longueur de retard sur Lila. Quand Elena sait écrire avec application les lettres de l’alphabet, Lila sait déjà lire. Quand Elena se satisfait de se rendre régulièrement à la bibliothèque de leur quartier, Lila a déjà emprunté et lu tous les livres qui la composent. Elles deviennent amies. Ensemble, elles lisent et relisent Les Quatre filles du Docteur March et rêvent de s’échapper. 

L’écriture d’Elena Ferrante est d’une fluidité qui la rend facile d’accès. Mieux : elle rend les émotions de son héroïne contagieuses et comme elle, on est pris de fascination pour Lila. La prodigieuse gamine est décrite comme laide, maigre, effrontée, brillante ; elle n’a pas peur et défie sans ciller l’ordre établi qui règne sur le petit quartier misérable qui les enserre. 

« À la quatrième volée de marches, Lila eut un comportement inattendu. Elle s’arrêta pour m’attendre et, quand je la rejoignis, me donna la main. Ce geste changea tout entre nous, et pour toujours. » 

L’amie prodigieuse, Elena Ferrante

Lila insuffle une rage d’exister à Elena, et en passant, à moi aussi. L’amie prodigieuse, du haut de ses huit ans, défiait déjà l’immensité ; de la même façon qu’elle a balayé d’un revers de main la poussière qui s’accumulait sur mon existence morose.

Mécaniques du succès

Sorte de doudou qui m’accompagnerait tout au long de mon adolescence, j’étais loin de me douter du succès que rencontrerait L’amie prodigieuse. Avec le recul, les raisons de sa notoriété m’ont semblée évidentes. Au-delà de la fascination qui s’exerce sur les deux personnages principaux, antagonistes et douloureusement complémentaires, le livre fait preuve de ressorts narratifs que l’on retrouve souvent dans les séries d’aujourd’hui. 

D’abord, loin d’être fermé sur les deux personnages principaux, Elena Ferrante met en scène l’intégralité du « quartier » de Naples. De ce petit univers, on apprend tout, on connaît tout le monde : les autres enfants qui vont à l’école, leurs parents, les voisins, les marchands. Chacun a une histoire, un passif plus ou moins sombre hérité de la guerre mondiale qui vient tout juste de se terminer et qui pèse sur eux comme une fatalité. Chacun évolue dans ce petit écosystème. Le destin de certains est tracé tandis que d’autres tentent, tant bien que mal, de se détacher des influences familiales, souvent douloureuses, pour se frayer un chemin vers le monde extérieur. On accompagne, au fil des ans, chaque personnage, et si l’on ne s’y attache pas, alors on aime le détester. 

Au-delà de la fresque romanesque qui se déroule sur des décennies entières, ce roman finit par dépasser le cas particulier d’Elena Greco pour toucher du doigt l’universel. L’amie prodigieuse parle d’amitié, du poids de l’héritage familial et de la difficulté à être au monde lorsque l’on suit un chemin qui nous est imposé. Lorsqu’Elena parvient, à force de travail acharné, à se hisser jusqu’au lycée puis à l’enseignement supérieur, alors Ferrante montre la violence de classe et les mondes qui séparent une élite intellectuelle d’une population qui n’aura jamais les moyens d’aspirer à autre chose qu’à la précarité. 

« Je ne suis pas nostalgique de notre enfance : elle était pleine de violence. C’était la vie, un point c’est tout : et nous grandissions avec l’obligation de la rendre difficile aux autres avant que les autres ne nous la rendent difficile. » 

L’amie prodigieuse, Elena Ferrante

Ma vie avec Elena Greco

Le livre a résonné en moi d’une manière particulière. Je ne suis pas italienne, je n’ai pas connu la précarité d’après-guerre, mon père n’était pas portier de mairie et je n’ai jamais eu cette amie géniale qui m’aurait emmenée aux confins du monde. Mais Elena Greco, c’était moi. 

Elena Greco, c’était moi, et c’était probablement des milliers d’autres avec moi. Des milliers de jeunes filles qui aspiraient, et aspirent toujours, à se faire une place dans un monde qui ne laissait pas aux filles la possibilité de devenir quelqu’un. Un monde qui ne faisait pas des filles les héroïnes d’un grand roman d’initiation. Un monde qui ne leur permettait pas de rêver suffisamment grand pour quitter les quartiers pauvres de Naples – ou de partout ailleurs – afin de finir sa vie au milieu des livres et des savoirs qui émancipent. 

Greco et Ferrante ont lu Les Quatre filles du Docteur March et se sont souvenues que les femmes avaient le droit, et aussi le devoir, de rêver en grand. C’est probablement pour ça que Ferrante n’est pas dupe : quand bien même l’héroïne se marie avec un intellectuel respecté issue d’une grande famille bourgeoise – l’homme idéal en somme – la vie conjugale est morose, le sexe ennuyeux, les enfants sont un poids et l’instinct maternel ne viendra jamais. Se réaliser, ce n’est pas devenir une ménagère de moins de cinquante ans. Et même dans le confort d’un appartement cossu, le mariage enferme plus qu’il ne libère.

C’est pour ces raisons, nombreuses, que L’amie prodigieuse est un livre que je n’oublierai jamais. L’obsession d’Elena pour l’excellence scolaire et la crainte de rester coincée dans une existence aliénante sont autant de sentiments que j’ai partagés avec elle et qu’elle m’a rendu moins insupportables. Je les ai vécus à travers elle, puis les ai expérimentés personnellement toujours en ayant le livre fourré au fond de mon sac. Si Greco l’avait fait alors je pouvais le faire, moi aussi.

J’ai vécu, comme elle, cet amour de jeunesse décevant et peut-être, qu’avec elle, je ferai ce mariage dans lequel je vais m’ennuyer. Mais contrairement au destin d’Elena, que la saga a achevé de révéler dans son dernier volume, l’incertitude gouverne les années qu’il me reste encore à vivre. Je peux néanmoins être sûre d’une chose : Greco et Ferrante m’auront ouvert la voie. 

L’amie prodigieuse par Elena Ferrante, publié entre 2014 et 2018 aux éditions Gallimard.

Journaliste

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