CINÉMA

Déambulations sur les terres d’Andreï Tarkovski

Le Sacrifice © Tamasa Distribution

À l’ombre de la grande histoire du cinéma, les sept longs métrages réalisés par Andreï Tarkovski ont marqué les cœurs cinéphiles de leur empreinte. Tiraillée entre les identités russe et soviétique, l’œuvre du cinéaste propose une quête de renaissance spirituelle. Désabusé par la prégnance d’un matérialisme stérile dans les sociétés modernes, Tarkovski n’a pas hésité à exalter, dans ses écrits comme dans ses films, un rapport au monde perdu. Celui-ci prend racine dans la compréhension d’un sol fondateur, la terre.

Andreï Tarkovski a imprimé dans l’esprit de ses spectateurs la marque d’un questionnement métaphysique sur la place de l’artiste dans la société, mais aussi sur celle de la foi individuelle. Son cinéma n’en reste pas moins caractérisé par un choc des matières. D’une part, la matérialité pragmatique honnie du régime soviétique, celle de l’abstraction scientifique ayant pris pour modèle la matière inerte et ses lois physiques pour les appliquer à l’humain sans considération de ses spécificités. Tarkovski n’aura de cesse de la condamner, dans ses écrits comme dans ses films, en témoignent les joutes verbales entre l’Écrivain et le Professeur dans Stalker (1979). D’autre part, Tarkovski réveille la matière du sol fondateur qu’est la Terre. Il oppose à la tentation du solipsisme vers lequel tend sa quête, un cinéma empreint d’une grande matérialité, façonné à même la glaise.

Tarkovski se serait-il, en quelque sorte, converti aux éléments  ? Filmés pour eux-mêmes et non pour leur intérêt dramatique et narratif, ceux-ci reconfigurent le rapport qu’il entretient avec le monde. Il s’agit de faire s’incliner un mode d’être gouverné par une raison réduite à l’abstraction vers le monde de la vie, celui dans lequel l’homme s’enracine.

Son cinéma fait événement à partir d’une matière, qu’elle soit organique ou non, vivante ou non. En ce qu’il donne à voir, dans sa durée, une réalité qui excède sa représentation. En réponse à un monde moderne dévitalisé et dominé par une triste raison écrasante, Tarkovski tisse des relations inédites entre ses personnages et leur milieu.

Par ce trop-plein de matière, il choque notre regard et appelle à le décentrer par un retour à la sensibilité. Andreï Tarkovski sculpte à même la durée, un possible passage d’un travestissement du monde à une présence à celui-ci, dont l’image est le seuil. Par cet humble mouvement d’inclination vers la terre, le cinéaste propose un imaginaire permettant de retrouver l’expérience du monde. Habiter ce dernier passe alors aussi par le fait d’habiter l’image en y faisant affleurer une présence oubliée, celle de la dimension sensible de l’être.

L’événement du plan

La pensée théorique du cinéma de Tarkovski, prolongée par sa pratique, met en avant l’importance qu’il accorde au déploiement de l’action dans sa durée véritable et selon son propre rythme. Cette image cinématographique a donc pour spécificité de devoir épouser la matière de la réalité, de faire éprouver au spectateur l’écoulement du temps et de son intensité.

Pour le réalisateur, le plan acquiert une «  force  »[1] qui doit faire vivre une expérience temporelle au spectateur. A ce titre, il considère que ce dernier se rend dans une salle de cinéma pour y «  chercher une expérience de vie  »[2]. L’investissement du champ sensible par Tarkovski, ainsi que son inscription dans une durée qui lui est propre, engendrent une suspension de la représentation. Cela ouvre une brèche dans les régimes de lisibilité et de discursivité premiers de l’image pour faire événement.

Marqué par un flux temporel qui imprime une marque dans la durée, le film tarkovskien évolue comme un organisme vivant dont les différents membres. Les plans, sont reliés et alimentés par les pressions de temps qui l’innervent. En laissant le temps se déplier au sein du plan, le cinéaste ouvre un espace dans lequel la matière, qu’elle soit organique ou non, peut s’épanouir dans une présence. Celle-ci s’enracine dans l’expérience renouvelée qui est faite du monde.

Michel Chion rappelait dans le numéro 358 des Cahiers du cinéma que les films de Tarkovski sont «  pleins d’impressions proustiennes, de natures mortes “en mouvement”  ». Le travail de la reconquête du signifiant sur le signifié s’opère par ce travail de la temporalité si particulière.

Ce dernier filme l’inertie dans un mouvement de fuite. Lorsqu’au seuil de la deuxième partie d’Andreï Roublev, le réalisateur met en scène le massacre des massons, il clôt l’horreur de la scène par un gros plan sur la bouteille de lait d’une des victimes se déversant dans le courant de la rivière. Accompagnée du chant des oiseaux, la force plastique de cette image fait cohabiter l’atrocité et le sublime, par un excès – au regard de l’économie traditionnelle d’une telle séquence – de l’attention portée à la perception sensible. De ce lait en mouvement point une présence au monde qui s’accomplit non pas dans l’absolu de la vie pensée en opposition à la mort, mais bien comme relation à cette pure dépense. Elle ne vaut que par elle-même, et non par son insertion dans un cadre narratif.

Voyage au cœur de la terre

Tarkovksi porte une attention toute particulière aux miniatures, à ce qui, usuellement, échappe au regard. En travaillant ce retour au monde, par le regard vers le petit, le cinéaste ouvre le regard à son immensité. Il rend à notre sol toute sa dimension vivante que la triste raison tend à oublier. Lorsqu’Andreï Gortchakov (Nostalghia, 1983), poète russe parti sur les traces d’un compatriote musicien exilé en Italie au XIXe siècle, pénètre dans la demeure de Domenico, homme considéré comme fou par ses pairs, la caméra découvre une pièce imprégnée de terre et d’eau. Inauguré par le regard du poète, le travelling avant qui s’en suit opère une plongée dans ce décor qui se mue en véritable microcosme.

Caractérisé par sa gratuité narrative, ce mouvement de caméra s’affirme comme une pure dépense qui nous plonge littéralement dans la chair du monde. Au gré de l’écoulement de l’eau la grande image devient rivière bordée de vallons à l’herbe humide jusqu’à découvrir une chaîne montagneuse qui se superpose aux vraies montagnes surcadrées par la fenêtre. Toute frontière disparait alors et la miniature se déploie dans les dimensions du monde dans sa totalité. Tarkovski façonne l’image de sorte qu’elle propose une expérience intime de la matière par sa miniaturisation.

La caméra fait éclore un monde par l’abolition des frontières entre le petit et le grand
Nostalghia © Potemkine Films / RAI

Au seuil de l’image  : la tentation de l’autre terre

Le vent qui souffle sans cause au début du Miroir, le frétillement des algues dans la rivière à l’ouverture de Solaris, sont autant d’indices d’une présence qui prend sens dans un excès de l’expérience. Elle-même déborde et fait éprouver au spectateur les frontières de l’indicible. Les longs métrages de Tarkovski entrainent le spectateur au seuil d’un monde illisible dans le paradigme scientifique anthropocentré qui oppose la nature à la culture, l’homme au reste de la biosphère. Tarkovski s’emploie à brouiller ces frontières nettement imposées par la raison scientifique[3] et s’impose ainsi comme un cinéaste du passage. Il invite le spectateur à décentrer son regard.

Au seuil de l’image il y a donc ce signe fait vers un autre regard possible, à l’écart de l’anthropocentrisme commun. Le passage du sépia à la couleur dans Stalker matérialise l’entrée dans la Zone par les trois coéquipiers sans pour autant parvenir à arrêter une frontière nette. Ce passage à la couleur est précédé par la longue séquence de traversée depuis la zone surveillée par les militaires vers la Zone, désertée et crainte. Pourtant, cette séquence qui contraste avec l’action de la course-poursuite qui l’a précédée, se déploie dans l’épaisseur d’un passage indéterminé. Les gros plans sur les nuques et les oreilles des passagers invitent à une méditation qui constitue le véritable passage de la frontière.

Au rythme hypnagogique du son de la draisine, Tarkovski semble indiquer que la frontière tant recherchée, car seuil d’un espace désiré, n’a de réalité que dans la conscience de celui qui la vise. Dès lors, si le passage à la couleur est diégétisé en ce qu’il indique l’entrée dans la zone spatialement délimitée, il est aussi une intuition du sens que seul l’événement de la couleur peut suggérer.

Le passage à la couleur comme suggestion d’une autre terre à découvrir, la Zone
Stalker © Mosfilm / Potemkine Films

A l’abordage de ce nouveau continent suggéré, la constitution des images tarkovskiennes comme seuil s’épanouit aussi par la mise en doute de leur statut ontologique leur conférant une vie propre. Cinéaste de l’image au carré, ses images valent par et pour elles-mêmes, au-delà d’une lisibilité linéaire.

La séquence finale de Nostalghia acquiert sa force dans le principe d’indécidabilité qui l’habite. Située après la traversée de près de neuf minutes, en plan séquence, de la piscine Sainte Catherine par le poète Gortchakov une bougie allumée à la main, la séquence se tient dans un entre-deux. La composition virtuose réunit, dans un espace-temps suspendu, le chien et la datcha de son pays natal, la Russie, dans une cathédrale en ruine à l’intérieur de laquelle le poète exilé se tient à genoux à même la terre.

Matérialisation visuelle de l’exil ou manifestation possible de la liberté intérieure  ? L’image se démultiplie et déborde le cadre narratif pour impressionner le spectateur. Composée comme un tableau, elle est sujette à un mouvement de caméra (un travelling arrière) parachevé par une chute inattendue et impossible de neige. Le statut ontologique de l’image demeure donc ambigu  : s’agit-il d’un point de vue de l’au-delà  ? Onirique  ? Gortchakov est à la fois dans sa terre natale et dans sa terre d’exil.

Dans l’intervalle ouvert par le «  ou bien  », le regard du spectateur erre de terre en terre sans parvenir à se sédentariser. Invitant au franchissement du sens et des sens, le cinéma de Tarkovski est une enveloppe qui signale l’ailleurs en même temps qu’elle l’interdit.

Le fou ou l’humble pionnier

La figure du fou traverse l’œuvre de Tarkovski. De l’enfant-monstre de L’Enfance d’Ivan à l’ancien intellectuel bourgeois, Alexander, pris d’une crise mystique qui le conduit jusqu’à la destruction de son foyer dans Le Sacrifice, le fou est celui qui inaugure une nouvelle temporalité marquée du sceau du sensible. Hors-normes, il incarne ce rapport infra-discursif au monde. En dehors des sentiers battus de la raison, il est celui qui sait faire partie intégrante du milieu dans lequel il vit.

Insaisissable pour ses pairs, le fou remet en question la prééminence de la raison en habitant le monde dans une posture d’humilité qui lui fait investir sa réalité par le sensible. La maison de Domenico (Nostalghia) est en ce sens exemplaire. Un long travelling latéral découvre l’équation «  1+1=1  » peinte sur un mur détrempé et à laquelle répond l’écho des gouttes d’eau qui terminent leur course dans des bouteilles et autres récipients dérisoires. L’espace ainsi façonné par l’ambiance sonore donne à la séquence une dimension presque haptique et nous projette dans le possible rapport qu’entretient Domenico à son environnement. C’est avec bienveillance que Tarkovski considère l’humilité du fou qui s’abaisse volontairement vers la terre par sentiment de sa propre faiblesse.

La figure de l’être faible est une brèche ouverte dans la structure sociale. Elle suggère au spectateur un autre rapport possible au monde. Pure présence au monde la mise en scène de son corps dans l’image prend une place importante. Il est l’événement sans cesse renouvelé de sa présence à l’écran, non pas objet matériel mais mode d’existence présenté à l’écran.

La séquence finale du Sacrifice animée par la course désarticulée d’Alexander, celle de la représentation extrêmement physique du bouffon mobilisant ses membres, sa voix, son regard sous toutes leurs formes (Andreï Roublev), ou encore celle de l’immolation tristement burlesque de Domenico sur la place publique (Nostalghia), convoquent le regard du spectateur et entrainent un bouleversement de ses représentations. Le corps du fou radicalise la dissociation entre corps du spectateur et corps à l’écran. Il creuse l’écart et l’incertitude constitutifs du rapport au cinéma. Hors-normes dans la diégèse il s’affirme dans son rapport de non-identité et permet la distanciation et la réflexion.

En communiquant sa confiance à l’être faible, Tarkovski provoque un étonnement qui est le point de départ d’un nouveau régime de connaissance. Attiré par «  cette énergie de l’homme qui s’élève contre la routine matérialiste. »[4], Tarkovski inverse les termes de l’équation en confiant à l’être chez qui la sensibilité précède l’intelligibilité, la puissance de renverser l’habitude anesthésiante. Porteur d’une foi qui ne s’accomplit plus dans la croyance en un tiers mais dans la croyance elle-même, le fou n’est pas un intermédiaire – puisque Tarkovski nie l’opposition entre l’intelligible et le sensible – mais croyance dans ce monde-ci, dont l’universalité se fonde sur le partage de ce vécu commun.

Dans un cinéma en crise, le fou est l’événement qui ouvre la brèche d’une potentialité à venir  : la conversion du regard spectatoriel. Le surgissement de ce personnage qui évolue dans une autre temporalité et nous met au pied du mur de notre réalité qui n’a de corps qu’au présent.

Sur le seuil, le corps de l’histrion habite l’image
Andreï Roublev © Mosfilm / Potemkine Films

Dans la séquence qui suit le prologue d’Andreï Roublev, le bouffon est arrêté par les gardes du tsar après avoir été dénoncé par l’un des moines, Kyril. La pluie se tait, ne reste plus que l’écoulement régulier des gouttes qui tombent de l’encadrement de la porte. Une ultime malice, un ultime jeu avec l’espace et le bouffon sort de la bâtisse, il franchit le pas de la porte vers le dehors, vers les éléments. L’homme libre qu’il était alors, entouré du peuple, s’épanouissant entre les murs du foyer, se voit privé de sa liberté en franchissant le seuil. Dans ce mouvement inverse, rétrograde, le dernier regard du baladin vers l’intérieur signe sa reddition. Faussement amusé, incapable ici de se mettre en scène de manière convaincante, son regard n’accroche rien d’autre que le cœur du spectateur. Il ne trouve plus de prise dans la bâtisse, son corps décharné est désincarné, la corporéité qui faisait la vie du bouffon est dominée, mal traitée par les gardes. C’est bien son torse nu et son dos squelettique qui laissent une dernière trace dans la mémoire des spectateurs (qu’ils soient dans la salle de cinéma ou dans la maison en bois).

Dans ce moment de présent suspendu, le fou est arraché à sa terre, à cet ailleurs qu’il suggérait par sa présence. Mais avant d’être enfermé, son humilité obstinée libère a ouvert la voie au regard du spectateur.

Le monde auquel Tarkovski revient toujours est celui de la terre qui porte une présence sacrée. En faisant courber son cinéma vers celle-là il renvoie celle-ci dans un ailleurs désiré et inatteignable repoussant continuellement l’épiphanie attendue. Alors, c’est par l’événement de la présence à la matière – organique ou non – que le réalisateur affirme sa croyance en son milieu. Célébration de la vie heureusement courbée sous le poids de sa matérialité, son cinéma provoque le regard du spectateur qui comprend qu’il se doit d’errer dans le cadre pour saisir les manifestations subreptices d’une confiance renouvelée en ce monde-ci.


[1] «  Aucun art ne peut se comparer au cinéma pour la force, l’exactitude, la rudesse avec lesquelles il fait percevoir le fait et la matière vivant et se transformant dans le cours du temps.  », Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Philippe Rey, Paris, 2014, p.80

[2] Ibidem, p.75

[3] Nous entendons, avec Tarkovski, par raison scientifique une idée assez grossière de celle-ci qui se cantonne à l’esprit positiviste. Tarkovski s’oppose au réductionnisme mis en avant par le positivisme qui est, dans la 2e moitié du XXe siècle, déjà bien remis en question par un esprit scientifique qui ne s’épanouit plus dans le fantasme du modèle oubliant des qualités de l’objet et qui adapte ses méthodes aux objets étudiés.

[4] A. Tarkovski, op. cit., p.243

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