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ART – Rencontre avec Julie Beauzac, créatrice du podcast « Vénus s’épilait-elle la chatte ? » (2 / 2)

Podcast « Vénus s’épilait-elle la chatte ? » créée par Julie Beauzac. Source de l'illustration : © Anna Wanda Gogusey, 2019.
Podcast « Vénus s’épilait-elle la chatte ? » créée par Julie Beauzac. Source de l'illustration : © Anna Wanda Gogusey, 2019.

Podcast « Vénus s’épilait-elle la chatte ? » créé par Julie Beauzac © Anna Wanda Gogusey, 2019.

Depuis novembre 2019, Julie Beauzac anime le podcast féministe et inclusif « Vénus s’épilait-elle la chatte ? » dans lequel elle propose de déconstruire l’Histoire de l’Art occidental. Rencontre avec la fondatrice d’un podcast engagé, qui ose interroger le regard blanc et masculin peuplant nos musées et nos critères de représentation encore aujourd’hui. Suite de l’interview.

Pourquoi tant de femmes nues dans les tableaux, une représentation si stéréotypée des noir.e.s ? Pourquoi ne figure-t-on que très peu la grossesse ? Comment Frida Kahlo peut aujourd’hui se résumer à son image marketing, mono-sourcils et fleurs exotiques comprises ? Toutes ces interrogations nous viennent en tête lorsque l’on arpente galeries et musées actuel.le.s.

Julie Beauzac propose, en collaboration avec des spécialistes, de chercher des clefs de lecture pour répondre à ces questions dans son podcast Vénus s’épilait-elle la chatte ?. Elle y décrypte les mécanismes d’invisibilisation, de dépréciation, d’essentialisation, d’objectivation, dont ces sujets sont victimes. Ceux-ci, bien que faisant partie intégrante de l’Histoire, ne bénéficient pourtant pas d’une grande visibilité. La reconnaissance de leur intérêt reste de même peu légitime dans la sphère de l’Histoire de l’Art, et au-delà.

En réaction à cette volonté de déconstruire l’Histoire de l’Art occidental, certains discours prétendent qu’il y a déjà reconnaissance de ce problème. Ce qui semble pour eux un processus suffisant pour régler la question de la visibilité. Ils estiment qu’il n’est pas nécessaire d’aller au-delà. De soulever explicitement ces questions ou de créer un discours dessus. D’où vient cette réticence à votre avis ?

J’ai du mal à comprendre moi-même mais j’ai l’impression que ce ne sont simplement pas des sujets qui sont pris au sérieux. Si on interroge un conservateur, il va certainement reconnaître que la représentation des femmes dans l’Art est importante. Mais dans l’imaginaire collectif, c’est ancré que l’artiste avec un grand A est un homme. Que le génie avec un grand G est un homme. Rousseau, grand génie des Lumières, dit comme tant d’autres que le Génie est du côté des hommes. Tandis que les femmes réalisent de petites choses habiles, peu créatives parce qu’elles sont juste bonnes élèves.

Cet a priori est profondément intégré. Au point que dans les consciences, l’Art est une affaire d’hommes. À l’image d’autres champs prestigieux, comme la littérature. Mais la littérature bénéficie selon moi de plus d’avance. Des personnes plus minorisées y ont eu accès plus facilement et leur voix a pu directement atteindre le grand public. Le discours de la littérature a ainsi pu changer.

Ces discriminations ne sont pas considérées comme de vraies questions mais comme une mode. On considère que c’est artificiel de plaquer des questionnements contemporains sur ce qui relève de l’ancien. De fait, cela peut paraître anachronique si c’est fait de manière grossière, sans recherches approfondies. Mais lorsque l’on prend le temps d’explorer finement le détail des choses, on se rend compte que le sexisme fait partie de l’Histoire de l’Art. On ne peut nier que l’omniprésence des hommes dans ce milieu est directement liée à l’interdiction des femmes d’étudier l’Art pendant des siècles. Il s’agit de choses réelles et concrètes mais qu’il n’est pas toujours aisé de démontrer.

Je pense sincèrement que dans l’esprit d’institutions qui appartiennent à cet entre-soi conservateur, — ce n’est pas pour rien que cela s’appelle de la conservation — demeure cette idée que ce n’est qu’une tendance de jeunes. Que si l’on aborde l’Histoire de l’Art sous cet angle, ça n’en est pas. J’ai l’impression que c’est cela qui est renvoyé. Car c’est ce que l’on me renvoie parfois avec condescendance quand je dis ce que j’ai à dire. Pourquoi il y a moins de femmes artistes, pas de personnes noires dans les tableaux. On me dit «  ce que vous racontez n’est pas de l’Histoire de l’Art, vous avez un biais ». Oui, de toute évidence. Mon biais s’appelle une problématique et il est tout aussi valable qu’un autre. Mais on ne parvient pas à accepter l’idée que c’est un vrai sujet.

« Parler de ” femmes artistes ” est bien mais c’est important de les resituer individuellement dans une histoire féministe. C’est ça qui crée des liens, des ponts avec des mécanismes contemporains. »

Julie Beauzac.

Dans ce cas, quels dispositifs mettre en place pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas eu ? Et que faire des œuvres problématiques ?

Je suis étonnée à chaque fois que je discute avec des personnes travaillant dans l’Art qu’ils s’offusquent de la censure. C’est un argument malhonnête en réalité car on ne parle pas de censure. Cela fait simplement partie de notre Histoire, comme l’esclavage. Les artistes sont, de plus, morts. La question de la censure se pose, pour des raisons valables, pour des artistes en vie faisant des choses oppressives. Il s’agit ici pourtant bien de témoignages d’éléments du passé historique et du patrimoine commun qui ont existé. Crier à la censure semble correspondre à cette peur panique injustifiée des individus qui ont le pouvoir et qui ne veulent pas le lâcher.

Par rapport aux dispositifs, aller au-delà du cartel est pour moi le minimum. Il devient vital de repenser tous les accrochages des musées et des collections permanentes. Mais aussi, au lieu de faire une énième rétrospective sur Picasso, faire une exposition sur une femme artiste qui n’est pas connu parce qu’elle est une femme. Et on ne manque pas d’exemples. Sauf que cela demande du travail et rapporte moins d’argent.

Le deuxième type d’exposition que l’on pourrait faire est un format qui rencontrerait du succès car il y a une réelle demande. Plus de gens iraient au musée et cela augmenterait la fréquentation de ces lieux. C’est l’exposition thématique, par exemple sur la culture du viol. C’est un sujet très large dont on ne peut faire le tour aussi facilement, mais on pourrait s’intéresser aux représentations de viols tirés de la mythologie. Cela correspond tout de même à un pan important de l’Histoire de l’Art occidental, rarement présenté sous cette angle.

On trouve dans tous les musées des Beaux-Arts français des tableaux figurant Léda, Danaé, Ganymède, Europe, qui ne sont jamais présentés pour ce qu’ils sont. Des histoires de viols avec séquestration, avec pédocriminalité pour utiliser des termes actuels. On pourrait réécrire les cartels. Faire des parcours avec des panneaux explicatifs pédagogiques qui expliquent qu’une grande partie des scènes tirées des Métamorphoses d’Ovide sont en fait des viols. Ou encore ce qu’est le male gaze, ce qui est d’autant plus pertinent dans les musées.

Il est vital de parler de ces concepts, de ces outils qui permettent d’étudier une immense partie de la culture occidentale. Ils ne doivent pas rester dans la sphère des militantes féministes. Tout est donc à faire mais cela renvoie à la question de la volonté, surtout politique, et des moyens alloués. Il faut accorder à de nouvelles expositions autant de soin, d’attention, d’argent et de visibilité que celles retraçant l’œuvre de Picasso.  

« On me dit “ce que vous racontez n’est pas de l’Histoire de l’Art, vous avez un biais”. Oui, de toute évidence. Mon biais s’appelle une problématique et il est tout aussi valable qu’un autre. Mais on ne parvient pas à accepter l’idée que c’est un vrai sujet. » 

Julie Beauzac.

Est-ce que vous avez un prochain épisode en préparation, ou d’autres projets voire collaborations en perspective ? 

Le prochain épisode sera justement sur Picasso. C’est un sujet à la fois terrifiant et intéressant. C’est en effet un artiste qui bénéficie d’une visibilité énorme, tant dans les musées que dans les galeries. C’est étonnant de voir à quel point cette tendance est imbriquée avec le capitalisme, à quel point il est aussi peu remis en question parce qu’il rapporte de l’argent. J’ai désormais l’opportunité de me consacrer entièrement à ce podcast, ce qui est très chouette car j’ai une autre idée de format en tête que je peux mettre en place. Je compte sinon sortir des podcasts à un rythme plus régulier, en alternant les formats.

Pour finir, est-ce que vous auriez une œuvre à conseiller à nos lecteurs ? 

Un des meilleurs ouvrages pour se rendre compte à quel point l’Histoire de l’Art est sexiste est l’ouvrage Femmes au Miroir. Une histoire de l’autoportrait féminin. C’est Frances Borzello, l’invitée de mon premier épisode, qui l’a écrit. Ce livre traite des autoportraits féminins, qui peut sembler au premier abord un sujet de niche. Mais qui en réalité permet de parler de toutes les contraintes qu’ont connu les femmes. De fait, pour citer Virginia Woolf, les femmes n’ont pas eu droit pendant des siècles à une chambre à elles, ni à une autonomie financière. Et c’est aussi pour ça qu’elles n’ont pas pu devenir artistes. Femmes au miroir est superbement illustré et écrit. Contrairement à d’autres livres d’Histoire de l’Art facilement indigestes, qu’on soit connaisseur ou non.

On est de plus loin de la formule toute faite de « femmes artistes », qui est malheureusement parfois totalement dépolitisée ou une catégorie fourre-tout. Leur seul point commun est en fait d’avoir été contraintes de ne pas exercer leur art librement, à quelques exceptions près. Parler de « femmes artistes » est bien mais c’est important de les resituer individuellement dans une histoire féministe. C’est ça qui crée des liens, des ponts avec des mécanismes contemporains. C’est ce que fait Frances Borzello, qui a un réel talent de vulgarisation. L’autrice tient un discours engagé, sans langue de bois. C’est un ouvrage très documenté, sourcé et en même temps très accessible et politisé.

Je recommande sinon tout ce que fait Hannah Gadsby. Notamment ses deux spectacles Nanette et Douglas, dans lesquels elle parle beaucoup d’Histoire de l’Art. Car avant d’être humoriste, elle a fait des études dans ce domaine. Elle a également une chaîne Youtube super, Hannah Gadsby, sur laquelle elle interroge par exemple le male gaze

Frances Borzello, Femmes au Miroir. Une histoire de l’autoportrait féminin, Éditions Thames and Hudson, 1998, 224 pages. 

Tous les épisodes du podcast « Vénus s’épilait-elle la chatte ? » sont disponibles sur Apple Podcast, Spotify et Deezer. Instagram Facebook

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