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Début décembre, les leaders européens se sont finalement entendus pour donner le feu vert à la Commission européenne afin de lancer le fameux plan de relance européen. Après des tractations difficiles cet été, et des tensions avec la Hongrie et la Pologne autour de l’État de droit, c’est une prouesse indéniable qui a été accomplie par l’Union européenne – mais à quel prix ?
L’enjeu de l’État de droit en Europe n’est pas nouveau. Il s’inscrit dans un long combat des institutions européennes pour défendre ses principes face aux manquements répétés de la Hongrie et de la Pologne ces dernières années. Les négociations sur le plan de relance ont ravivé les tensions et les débats autour de cette valeur fondatrice pour l’Union européenne (UE).
Malgré tout, l’UE a bien reçu son cadeau sous le sapin (en avance), avec un accord sur le plan de relance et le budget européen, agrémenté d’un mécanisme de sanction liant les financements européens au respect de l’État de droit. Entre compromis et confrontation de valeurs, cette réussite laisse néanmoins un goût d’inachevé.
Une victoire au forceps
Dans la nuit du 20 au 21 juillet dernier, l’émotion était palpable lorsque Charles Michel, le président du Conseil européen, annonça un accord entre les dirigeants de l’UE sur un plan de relance à hauteur de 750 milliards d’euros. Alors qu’on parlait de « miracle européen », Emmanuel Macron n’a pas hésité à évoquer un « jour historique pour l’Europe ».
Le plan de relance prévoit, pour la première fois dans l’histoire européenne, que la Commission s’endette au nom de tous les pays membres. Cette dette commune a été conçue comme un outil de solidarité pour soutenir les économies souffrant de la crise sanitaire. Sur les 750 milliards d’euros affectés au plan de relance, 360 milliards seront prêtés à des conditions avantageuses aux États membres et 390 milliards leur seront transférés d’ici à 2023, sous forme de subventions. Ce plan est notamment lié au budget de l’UE pour la période 2021-2027 (1074 milliards d’euros). Selon les dires de Charles Michel, « l’Europe est rassemblée ».
C’était oublier que cet accord a été le fruit de grandes concessions qui a démontré, en l’espace de quatre jours de négociations, les profondes divisions entre les États membres.
D’un côté, la grande majorité des Vingt-Sept, emmenée par Paris et Berlin, militait pour des aides massives aux pays les plus touchés par la crise, au premier rang desquels l’Italie et l’Espagne. De l’autre, les « frugaux » – Pays-Bas, Autriche, Suède et Danemark – et leur allié finlandais, ont monnayé jusqu’au bout leur ralliement à un projet auquel ils sont philosophiquement opposés, celui d’une Union plus fédérale, plus solidaire et plus intégrée. Si le couple franco-allemand a réussi à trouver un compromis en baissant le montant du plan d’environ 450 milliards d’euros sur les ambitions de départ, cette opposition a cristallisé les tensions lors des négociations.
Mais le risque réel de fracture au sein du bloc se trouvait ailleurs. La Commission européenne et le Parlement européen ont appelé de leurs vœux la création d’un mécanisme conditionnant les fonds européens au respect de l’État de droit. Or, cette problématique majeure de l’Union européenne est passée au second plan lors des négociations. L’accord de juillet ne précise pas quel mécanisme doit être mis en place pour contrôler les financements européens. Il n’est fait mention que d’un « régime de conditionnalité. » Cette imprécision résulte d’une volonté des leaders européens d’éviter un veto de la Pologne et de la Hongrie alors que la négociation s’avérait déjà complexe. Ils n’ont fait que repousser une inévitable difficulté.
La dynamique « illibérale »
L’État de droit représente une des principales pierres d’achoppement de l’Union européenne. Depuis l’arrivée au pouvoir, en 2010, du parti conservateur hongrois Fidesz et de son champion, Viktor Orbán, la situation n’a fait que se détériorer. La démocratie « illibérale » promue par ce dernier s’oppose aux principes proclamés par l’UE. Le parti au pouvoir a progressivement renforcé son autorité en réduisant l’espace réservé à la société civile avec une remise en cause de la liberté de presse et d’expression. La concentration de la presse – 500 médias hongrois sont dirigés par une fondation proche du pouvoir, la KESMA – et la difficulté de l’accès à l’information pour les journalistes indépendants témoignent des obstacles auxquels les médias privés font face dans le pays. La corruption est également prégnante, comme le New York Times l’a révélé en novembre 2019, avec une élite politique qui s’enrichit grâce aux subventions européennes, les « Money Farmers ».
La Pologne poursuit la même dynamique « illibérale » depuis l’élection d’Andrzej Duda à la présidence de la République en 2015. Son parti Droit et Justice (PiS) a mis en place plusieurs réformes portant atteinte à l’indépendance de la Cour suprême et des juridictions de droit commun. Le risque est que la justice polonaise se retrouve sous le contrôle de l’exécutif et qu’elle soit dans l’obligation de se plier à sa volonté. Elle ne serait plus capable de s’opposer aux mesures prises par le gouvernement et de s’assurer de la légalité des lois de manière impartiale.
Les valeurs conservatrices, des deux côtés, ressurgissent avec l’utilisation par les dirigeants d’une rhétorique pro-catholique, anti-LGBTQ et anti-immigration. Par exemple, le Parlement hongrois a adopté, le 15 décembre, plusieurs textes anti-LGBTQ en interdisant notamment l’adoption aux couples de même sexe. Il est décrété que « la mère est une femme, le père est un homme » et que l’éducation doit se fonder sur « l’identité constitutionnelle et la culture chrétienne » du pays. Le gouvernement a justifié ces amendements par la volonté de « protéger l’enfant contre les possibles interférences idéologiques ou biologiques » du monde occidental.
Dans la même veine, la Pologne a fait polémique l’an dernier avec l’instauration de zones dites « LGBTQ free » dans une municipalité sur trois, entraînant des discriminations systémiques à l’encontre des personnes homosexuelles, bisexuelles ou transsexuelles. Le Parlement européen a rapidement réagi en condamnant ces zones et a appelé à un contrôle accru de l’utilisation des fonds européens.
Une réponse timide de l’Union européenne
Face à ces manquements au respect de l’État de droit, les institutions européennes ont peiné à répondre efficacement.
L’Union européenne dispose d’une procédure de sanction pour empêcher un risque de violation de ses valeurs fondatrices tel qu’elles sont définies à l’article 2 du traité sur l’Union européenne. Cette procédure, décrite à l’article 7 du TUE, a été déclenchée contre la Pologne et la Hongrie pour des atteintes qualifiées de « systémiques » à l’État de droit. Mais elle est restée lettre morte car elle nécessite l’unanimité du Conseil européen (excepté le pays concerné) pour arriver à son terme. Une suspension de leurs droits et la mise en place de sanction n’est pas envisageable à l’heure actuelle car la Hongrie et la Pologne se soutiennent mutuellement.
Néanmoins, la Pologne et la Hongrie ont été condamnées à plusieurs reprises par la Cour de justice de l’UE (CJUE), mais cela ne semble pas avoir d’effet sur la politique menée dans les deux pays. Face à ces échecs pour enrayer la dynamique, on comprend pourquoi les institutions européennes cherchent à imposer le respect de l’État de droit en s’attaquant directement aux portefeuilles des pays concernés.
En septembre 2020, la Commission européenne a établi son premier rapport annuel sur l’État de droit à partir de quatre critères : le système judiciaire, les mécanismes de lutte contre la corruption, l’équilibre des pouvoirs dans les institutions et liberté de la presse et le pluralisme. Ce nouvel outil de prévention vient étoffer la panoplie d’instruments dont dispose l’Union européenne pour juger de la situation de l’État de droit en Europe. Il évoque notamment des situations préoccupantes en Pologne, en Hongrie et en Bulgarie pour la plupart des critères précités.
Une Union désunie malgré la pandémie
La Pologne et la Hongrie avaient donc toutes les raisons de s’insurger contre un mécanisme liant le versement des fonds de l’UE au respect de l’État de droit.
C’est ce qu’ils n’ont pas hésité à faire après que le Parlement européen ait précisé le fonctionnement de ce mécanisme au mois de novembre dernier. Celui-ci repose essentiellement sur l’idée que le Conseil de l’Union européenne, qui regroupe les gouvernements des États membres, peut suspendre, à la majorité qualifiée (au moins 55 % des États membres qui représentent au moins 65 % de la population de l’UE), le versement de fonds européens en cas d’atteinte au principe de l’État de droit.
La Pologne et la Hongrie, soutenues par la Slovénie, ont vigoureusement posé leur veto à cette disposition bloquant de fait le plan de relance et le budget européen 2021-2027 qui nécessitaient l’unanimité pour être adoptés. Alors que la deuxième vague de la pandémie s’accélérait en Europe, l’Union européenne se déchirait et stagnait.
La Pologne et la Hongrie ont protesté en affirmant que ce mécanisme est « une atteinte à leur indépendance » et fondé sur des critères arbitraires et motivés politiquement. Viktor Orbán a soutenu que cette disposition est un « chantage politique » visant à imposer à tous les États membres des valeurs libérales et occidentales contraire à sa « révolution conservatrice. » C’est un contresens complet par rapport au texte, probablement destiné à attiser son électorat eurosceptique.
Le mécanisme ne prévoit des sanctions qu’en cas de violation de l’État de droit affectant directement la bonne gestion financière du budget de l’UE ou la protection des intérêts financiers de l’Union. Il a principalement pour objectif d’assurer l’indépendance des juges et des autorités nationales qui contrôlent l’utilisation des fonds européens, financés par les contribuables de l’UE, en luttant contre la corruption. Cette nuance est importante et souvent peu évoquée. Toute violation de l’État de droit ne sera pas forcément sanctionnée et c’est une précision qui risque de faire débat si cette disposition devait être employée.
Un compromis gagnant-gagnant ?
Finalement, un compromis a pu être trouvé grâce au travail de la présidence allemande du Conseil de l’UE. La CJUE pourra être saisie par un État suspecté de manquements à l’État de droit afin qu’elle examine la légalité de la procédure avant d’appliquer une suspension des financements. Grâce à ce revirement, la Pologne et la Hongrie vont pouvoir toucher leur part du plan de relance, à hauteur de 23 milliards d’euros pour le premier et 5 milliards d’euros pour le deuxième, (contre 40 milliards d’euros pour la France) dans un contexte économique difficile.
Le compromis permet à tout le monde de sortir gagnant de ce bras de fer sur l’État de droit. L’Union européenne garde la face puisque pour la première fois de son histoire un mécanisme de sanction pourra être appliqué à la majorité qualifiée et les subventions européennes seront contrôlées. D’un autre côté, Viktor Orbán sait qu’un tel recours à la CJUE prend en moyenne dix-huit à dix-neuf mois pour être traité. Les prochaines élections hongroises se déroulant en 2022, il est certain de pouvoir bénéficier des financements européens pour organiser sa prochaine campagne électorale.
Une coexistence fondée sur le dialogue permanent
Le mécanisme sur l’État de droit est incontestablement une avancée pour l’Union européenne, sans être une complète réussite. Le différend avec la Pologne et la Hongrie a accentué les divisions entre les États membres et a obligé les dirigeants européens à tenir compte de la nature même du bloc.
Cette situation n’est pas une fin en soi. L’UE a toujours su aller de l’avant en période de crise. L’État de droit n’est pas quelque chose d’acquis mais il est constamment remis en question. En effet, si plusieurs pays de l’Est ont été épinglés par le rapport de la Commission sur l’État de droit, les pays d’Europe de l’Ouest ne sont jamais exempts de tout reproche.
Les tensions suscitées par les négociations sur le plan de relance doivent permettre de lancer une réflexion de fond sur l’État de droit. Pour le moment, l’Union semble avoir choisi l’option du dialogue permanent, avec un soupçon de prévention et de fermeté, afin d’assurer la coexistence entre des États membres aux valeurs différentes. Malgré les divisions, il n’existe pas de « fracture ». L’UE aurait pu se diriger vers une Europe à « géométrie variable » en excluant la Pologne et la Hongrie du plan de relance. Au contraire, elle a privilégié la discussion et le compromis en se concentrant sur une intégration plus forte sur le plan politique et économique. Après tout, la dette liera les États membres pendant plus de trente ans. Leur engagement à emprunter de manière commune témoigne d’une volonté de poursuivre leur chemin ensemble, même s’il sera assurément encore rempli d’embûches.