Crédits : « La queerness ne tient pas sa langue » par Ugo / Le Castor Magazine
Le Castor Magazine est une revue féministe et LGBTQIAP+ fondée par Amélie Boutet (aka Pam Méliee Sioux) en 2014. Dans l’idée de créer un média culturel et participatif, la chanteuse du groupe de queer-punk Versinthë99 a pensé ce média comme un alliage entre le fanzine et la revue dont la résonance artistique renvoyait de façon complémentaire à la musique qu’elle jouait.
« Ces deux projets d’artivisme (art et activisme NDLR) ont pour but d’explorer le Do It Yourself, ou encore de se tailler la place qui nous est due au sein d’un espace médiatique et musical trop peu féministe et queer… La seule différence est que Le Castor est pédagogique alors que Versinthë99 est plus frontal et brut de décoffrage : on crie très fort et on fait du bruit avec des guitares saturées. Ils convergent dans le même sens : la lutte pour la visibilité et la reconnaissance des femmes, des LGBTQIAP+ et de toutes les personnes concernées par les oppressions patriarcales sous tous leurs aspects (racisées, en situation de handicap, neuroatypiques, grosses, précaires… ). » Voilà comment Amélie Boutet présente les valeurs qu’elle défend à travers cette revue. Ensemble, nous avons discuté de poésie engagée, de barrage contre la désinformation et de déconstruction du patriarcat.
Le Castor, c’est en référence au surnom de Simone de Beauvoir ou pas du tout ?
C’est effectivement en femmage à l’autrice Simone de Beauvoir. C’est la première lecture féministe qui m’a donné envie de m’engager et de créer. Je la trouve insaisissable et moderne. Le nom du média s’explique aussi parce que les castors vivent en matriarcat et sont des animaux bâtisseurs. Or avec Le Castor Magazine, l’on construit des barrages à la désinformation ! Et puis dernier clin d’œil, en argot anglo-canadien « Beaver » désigne le sexe féminin.
La revue est décrite comme un fanzine, pourquoi avoir choisi un tel format ?
C’est vrai que j’aime souvent le présenter comme un fanzine pour que l’on fasse le lien avec le surréalisme (on trouve les premières traces de zines dans les livres d’artistes comme Apollinaire, Mallarmé ou Tzara) ou avec le mouvement punk en marge des codes culturels dominants, et que l’on s’imagine tout de suite un objet participatif avec un bouillonnement créatif et engagé. Mais en réalité Le Castor est un format transgenre, à mi-chemin entre la revue et le zine. L’on déploie de belles couleurs, de beaux papiers, les œuvres sont vraiment mises en valeur et toutes les informations doivent être claires : on n’est pas tout à fait dans l’esthétique éclatée et à l’arrache du zine photocopies et colle qui tâche (qu’on adore et qui nous inspire, par ailleurs)… !
A l’origine, Le Castor était un webzine. Ce n’est qu’en 2019 qu’il est devenu aussi format papier. Cela s’explique notamment parce que Le Castor comporte une grande partie visuelle (dessins, photographies, collages… ). Or le papier semblait le meilleur support pour offrir une lecture longue, attentive et approfondie de ces informations et créations. J’ai mis le projet en place toute seule, avant d’être rejoint par un graphiste, un fabricant, et toute une série d’artistes extraordinaires pour le numéro 2, suite à un appel à participations lancé sur les réseaux sociaux.
Était-ce en réponse à un vide médiatique que tu as mis en place cette revue ?
Oui, tout à fait. Il y a des années d’oubli des LGBTQIAP+ et de la pensée féministe dans les médias généralistes, à réparer. Sans parler des erreurs grossières (notamment concernant les personnes non-binaires et trans) régulièrement commises par ces derniers. Je pense que nous avons un rôle important à jouer, en étant plus pointu·e·s sur certains sujets et en donnant directement la parole aux personnes concernées. De plus, notre ligne éditoriale se fonde sur les cultures féministes et LGBTQIAP+. Cela demeure un angle mort dans la plupart des médias. La présence des femmes et des LGBTQIAP+ dans le champ de la création artistique, le poids du patriarcat sur la vie artistique contemporaine y sont rarement abordés.
Le deuxième numéro de la revue est paru en décembre et est consacré à la poésie. C’est un superbe contenu dont les textes abordent les questions cruciales d’identités plurielles, de déconstruction de la binarité, de la lutte antiraciste, de l’empouvoirement par le militantisme et la création artistique. Comment as-tu échangé avec les artistes pour en arriver à un discours si riche, varié et sincère ?
Un appel à contributions a été lancé sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter du Castor Magazine en mai 2020. Nous y avions indiqué que nous recherchions des artistes féministes et LGBTQIAP+, confirmé·e·s ou amateur·ice·s, afin de regrouper des poèmes et des visuels qui dialoguaient entre eux. Nous avions aussi précisé que s’il y avait trop de participations, nous donnerions la priorité aux personnes psycho-neuro-atypiques, aux personnes trans et racisées. Il n’y a pas eu tant besoin que ça d’échanger avec les artistes. J’ai récolté une grande variété d’œuvres de façon spontanée, toutes ancrées dans les vécus singuliers de leurs auteur·ice·s. Et notre ambition de faire un numéro le plus inclusif possible s’est réalisée tout simplement
Quelles ont été les influences littéraires et militantes qui vous ont aiguillé – les artistes et toi – lors de l’élaboration de la revue ?
Les trente-deux participant·e·s de ce numéro ont toustes leurs propres influences artistiques et militantes. Les plus flagrantes à la lecture sont la référence à la poétesse noire Audre Lorde (les artistes BellaMare Luz et Hyacinthe lui rendent femmage au début du numéro), le clin d’œil au mouvement musical punk-rock et féministe « Riot Grrrl » dans ma collaboration avec l’artiste hongroise Réka, ou encore la réécriture du poème « Rêvé pour l’hiver » (qui fait partie des Cahiers de Douai) d’Arthur Rimbaud, réalisée par l’illustratrice tsipora poros. De façon plus générale, le graphiste Bastien s’est inspiré du langage visuel singulier du mouvement punk dans la conception du numéro. J’avais à l’esprit les productions du mouvement Riot Grrrl dans les années 90, la contre-culture de la fin des années 60 et leur profonde recherche de liberté.
Justement dans ce numéro, il y a une réelle volonté de redonner à la poésie son caractère politique et subversif. A ton avis, comment peut-on la réinvestir aujourd’hui ?
En évitant de trop se poser la question, et en passant au geste ! Aux craies, à l’aérosol sur les murs, avec un stylo, un pinceau, en prenant le mégaphone en manif, en s’emparant du micro en soirées, en concerts… Tous les moyens sont bons ! Il faut provoquer une rencontre réelle avec la poésie. Et entretenir un contact régulier avec elle pour qu’elle puisse faire sens.
Les illustrations prennent également une place importante dans la revue, celles-ci sont magnifiques et ont été réalisées par différent·e·s artistes. Comment avez-vous pensé l’image dans son rapport au texte ?
Certain·e·s artistes ont collaboré et construit leurs œuvres ensemble (je pense notamment à l’excellent duo MS__804 et Kélig). D’autres se sont inspiré·e·s d’une création d’un·e autre participant·e que je leur ai envoyé. L’artiste Zennia, par exemple, a été très inspirée par le poème « Je suis noir·e » de l’autrice BellaMare Luz. D’autres encore ont envoyé spontanément et indépendamment leurs œuvres, et en les recevant, je jubilais en m’apercevant qu’elles dialoguaient parfaitement (Joy Blank et OnikVipallegoria par exemple, abordaient la thématique de la souffrance animale).
A la fin de la revue, il y a une présentation des artistes mais également un lexique des termes employés dans les différents textes. C’était important pour vous de faire ce travail d’éducation qui peut être, à bien des égard, épuisant lorsque l’on est militant·e·s ?
Oui, nous sommes militant·e·s et pédagogues dans notre approche car nous savons que nous devons être à la fois en mesure de satisfaire les besoins des lecteur·ices féministes et LGBTQIAP+ et en mesure de provoquer et progressivement étendre notre public. On essaye donc au maximum de s’imaginer le lectorat des deux points de vue : celleux qui partagent nos idées et le grand public. Alors évidemment, entre les violences que l’on subit au quotidien et ce travail d’éducation énergivore bénévole, on ressent souvent de l’épuisement. Dans ces cas-là, quand je me confronte à trop de sensations négatives telles que la colère et la frustration, et que j’ai l’impression que les combats deviennent trop lourds, j’ai de la chance d’avoir mon groupe de queer-punk ! Je peux hurler un bon coup, et le lendemain je sens que je vais déplacer des montagnes.
Le Castor Magazine, Fanzine féministe et LGBTQIAP+, deuxième numéro consacré à la poésie. 15 euros.