LITTÉRATURE

« Entrez rêveurs, sortez manageurs » – Plongée critique dans l’univers des grandes écoles de commerce

Crédits : Maurice Midena pour Forbes

Dans son dernier essai intitulé « Entrez rêveurs, sortez manageurs », Maurice Midena brosse un portrait au vitriol de ces établissements privés qui se destinent à la formation des cadres-dirigeant.es des grandes entreprises de demain. 

Si les écoles de commerce sont parfois pointées du doigts dans la presse pour leurs pratiques de bizutages ou leurs traditions sexistes, ces phénomènes sont souvent analysés en marge (par les directions des écoles notamment), comme le fait de brebis égarées. Sont laissées de côté les enquêtes de fond sur ces formations de plus en plus adoptées par les étudiants mais dont le contenu reste pourtant largement méconnu du grand public. C’est pour palier ce manque que Maurice Midena – journaliste passé par les bancs de l’école nantaise Audencia Business School – réalise son enquête et lève le voile sur l’enseignement et les pratiques en école de management. Un livre essentiel, qui sonne comme un avertissement pour quiconque souhaiterait s’engager dans cette filière. 

De la légitimation d’une filière

Le premier apport de ce livre est l’inscription de ces établissements dans l’histoire. Si aujourd’hui les écoles de commerce peuvent prétendre (pour certaines) à la prestigieuse appellation « grande école » – qui suppose que leurs effectifs sont passés par une classe préparatoire au même titre que les écoles d’ingénieurs et écoles normales supérieures – cela n’a pas toujours été le cas. En effet, avant 1920, les établissements commerciaux ne recrutent pas sur concours, leurs enseignements étant jugés avant tout comme techniques, et par là indignes du prestige prêté aux établissements sur concours. C’est à cette date que sont créées les premières classes préparatoires, dîtes « prépa HEC », qui consistent à délivrer un enseignement d’un an après le bac. C’est en 1994 seulement que la classe préparatoire aux grandes écoles de commerce passe d’un à deux ans – fruit d’un long processus de lobbying auprès du ministère de l’éducation nationale – légitimant ainsi la filière et permettant d’y attirer de plus en plus de profils issus de la bourgeoisie. 

L’auteur explique en effet que la légitimité des écoles de commerce en tant que grandes écoles, c’est-à-dire d’établissements faisant preuve d’une excellence académique avérée, repose sur leur mode de recrutement – un concours national sélectif – donc in fine sur ces classes préparatoires aux grandes écoles (ouvertes aux baccalauréats scientifiques, économiques, littéraires et technologiques), intégrées dans des lycées et généralement publiques. 

La tyrannie du choix par défaut

Si de plus en plus d’élèves intègrent des établissements supérieurs de commerce, il s’agit de constater que pour une large majorité d’entre eux, il s’agit d’un choix par défaut, que l’auteur qualifie dans son livre et en citant son propre exemple de « non-choix. » En effet, la classe préparatoire aux écoles de commerce (dite voie EC) apparaît comme le moyen idéal de retarder de deux années le moment où l’élève, généralement consacré par l’institution scolaire en sa qualité de bon élève, devra faire un choix et se diriger vers un secteur professionnel précis.

Maurice Midena, comme tant d’étudiant.es scolarisé.es dans ces établissements, se retrouve en école de commerce presque par accident : bon élève depuis le collège, on lui conseille d’intégrer la filière scientifique au lycée, parce qu’elle ouvre « toutes les portes », puis une classe préparatoire EC (voie scientifique, dont les enseignements sont assez semblables à ceux dispensés au lycée) car l’école de commerce permet soi-disant de tout faire. Ce mécanisme est d’autant plus à l’œuvre que chaque école dispose d’une variété pléthorique de programmes, de partenariats et autres diplômes, intégrés par les étudiants dans la dernière partie de leur cursus au sein de l’école.

«  (…) J’ai choisi des études généralistes prestigieuses, qui ne devaient pas trop me dépayser, moi qui, jusque-là, avait été un enfant valorisé par les institutions scolaires. La prépa se trouvait être le lieu le plus approprié pour accueillir un adolescent studieux mais indécis quant aux choix qui détermineraient sa vie future. Dans ma petite prépa de province, pris dans le flot des exigences scolaires, les amitiés fortes et l’envie de briller à des concours exigeants m’ont fait oublier ce qu’au fond de moi je désirais vraiment. » 

Entrez rêveurs, sortez managers, Maurice Midena

École de commerce, école de la déscolarisation

L’autre tenant de l’école de commerce, c’est la désillusion à laquelle se heurtent la plupart des étudiant.es – particulièrement celles et ceux ayant intégrés l’école par voie de concours exigeants – face à l’indigence du contenu des cours. Cette absence de contenus, dénoncée par de nombreux.ses étudiant.es, est partie prenante de la stratégie d’enseignement de l’école qui consiste à désengager les élèves sur le plan scolaire afin de leur permettre d’acquérir un «  habitus managérial  », un «  savoir-être  » à même de faire d’eux des cadres opérationnels pour les grandes entreprises. 

Les entretiens menés dans le livre font état d’étudiant.es déprimé.es par ces cours dans lesquels sont théorisées des évidences, souvent qualifiés de «  bullshit  ». Ce constat renvoie au travail de plusieurs sociologues – cités dans l’ouvrage – auteurs d’études sur l’école HEC durant les années 1990 qui précisait que le désengagement par les cours était partie prenante du processus de «  déscolarisation en milieu scolaire  », à même de transformer les bons élèves en «  manageurs  ». 

Cette acquisition de l’habitus managérial, qui passe par le désengagement scolaire, se manifeste également à travers une vie étudiante foisonnante, dans laquelle les soirées sont nombreuses, afin de faire acquérir aux élèves des réflexes de «  réseautage  », de la même manière que l’engagement associatif, présenté comme un axe majeur de l’enseignement de ces écoles, permet de recréer les relations hiérarchiques propres à l’entreprise. 

Il est également intéressant de constater que, lorsqu’ils fréquentent ces écoles à la vie étudiante dense, les élèves vivent en quasi-autarcie, ne fréquentent que des lieux balisés et propres à la vie de l’école (quand ils ne vivent pas directement sur le campus, comme c’est le cas à HEC qui dispose d’un campus à l’américaine). Cette « prison dorée » dans laquelle les étudiants évoluent constitue un environnement propice aux dérives régulièrement dénoncées dans les médias : l’entre-soi, une consommation régulière et importante d’alcool – on compte entre deux et trois soirées par semaine, si ce n’est plus – favorisent les comportements de prédation. C’est d’autant plus vrai que ces établissements sont souvent empreints d’une culture machiste qui se retrouve ensuite dans le monde de l’entreprise. 

La fabrique de l’adhésion

Le contenu – ou plutôt le manque de contenu – des cours, bien qu’il rebute un grand nombre d’étudiant.e.s, n’empêche pas ces établissements d’accueillir un nombre de plus en plus important d’élèves chaque année, de la même manière que rares sont ceux qui quittent le navire. L’auteur explique ce phénomène par le concept d’«  expérience étudiante  », qui consiste en une proposition riche d’ «  à côté  » à même de faire adhérer l’étudiant.e au jeu de l’école en dépit de son manque d’appétence pour le contenu des cours.

En effet, l’expérience associative diverse – qui va de l’association humanitaire à celle des sports en passant par le traditionnel bureau des élèves – constitue un fort moteur d’adhésion à l’école en créant chez l’étudiant.e le sentiment d’appartenance à une communauté. Ce sentiment est renforcé par les diverses activités et sorties organisées au sein de l’école, qui contribuent à renforcer un «  esprit de promotion  » à même de retenir les élèves et, mieux, de les faire adhérer au projet scolaire (et de société) dessiné par l’école. Ces possibilités nombreuses offertes par l’école contribuent à la création de cette relation «  affective  » à l’établissement, sans pour autant avoir un impact sur la suite du parcours en école. 

Le néolibéralisme, valeur cardinale

Puisque ces écoles ont pour vocation de former les futurs cadres de la plupart des grands groupes privés, c’est presque un poncif d’affirmer que les valeurs du capitalisme et du néolibéralisme sont au cœur de ces enseignements. Cette donnée devient un peu plus problématique quand on sait qu’elle n’est pas présentée – puis enseignée – comme telle, mais qu’elle se présente comme un pragmatisme avant d’être une idéologie. D’autant que les écoles et leurs enseignements se présentent comme des espaces dépolitisés  : la politique est (en apparence du moins) absente du contenu des cours, des conversations, des engagements étudiants, bref de la vie. 

« Il ne faut toutefois pas s’y tromper  : l’idéologie capitaliste ne fait pas l’objet d’une apologie ostentatoire en école de commerce. Elle n’est pas véritablement nommée. L’absence de mise en perspective idéologique ou même historique des enseignements et des pratiques – notamment associatives – leur confère une sorte de naturalité, une forme d’évidence, un horizon de pensée indépassable.

Entrez rêveurs, sortez managers, Maurice Midena

Néanmoins, la remise en cause des «  dérives  » de ce système n’est pas ignorée des étudiant.e.s et le modèle purement productiviste est remis en cause. C’est ce que l’auteur – et bien d’autres avant lui – qualifie de grande «  force  » du capitalisme  : parvenir à intégrer les critiques qui sont faites à son endroit afin de pouvoir se renouveler. C’est de cette manière que dans la plupart des grandes écoles de commerce françaises se sont ouvertes des spécialisations en «  responsabilité sociale de l’entreprise  » et autres matières visant à intégrer aux méthodes de management une portée environnementale et/ou sociale. Le modèle, au lieu d’être perçu comme intrinsèquement vecteur d’inégalité et d’épuisement des ressources terrestre, manquerait simplement de régulation pour fonctionner de manière saine et vertueuse. 

L’auteur conclut son livre sur la question du sens des débouchés professionnels que permettent ces écoles. Quelques exemples notables de jeunes gens ayant claqué la porte des écoles pour faire des métiers plus concrets ou répondant davantage à une vocation – à l’instar de l’auteur lui-même – sont cités. Il convient de rappeler qu’il s’agit d’une extrême minorité des étudiants de ces écoles. Les autres, la grande majorité, se posera certainement la question du sens de son travail à un moment ou un autre de son parcours, mais ces préoccupations existentielles seront englouties par les avantages et autres «  à côté  » conférés par leurs emplois : un salaire confortable, des avantages en nature, du prestige social. Ceux-là deviendront manageurs.

Entrez rêveurs, sortez manageurs  : formation et formatage en école de commerce de Maurice Midena aux éditions La Découverte, 20 euros

Journaliste

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