© Marco Verch / Flickr
Le 6 janvier, une imposante foule de « manifestants » fait irruption dans le Capitole, à Washington D.C. Un événement à l’ampleur inédite, marqué par la violence et la résistance de ces groupes à la transition de pouvoir entre Donald Trump et Joe Biden. L’occasion de s’interroger sur ce que cet événement traduit de l’état du pays, des gens, des institutions, à la veille de l’investiture du démocrate.
La droite radicalisée d’un pays divisé
Alors que trente mille personnes sont assemblées autour du Capitole, les États-Unis, et avec eux le monde entier, prennent la mesure de la radicalisation de cette frange extrême de la droite américaine. Les plus optimistes (ou les plus naïfs) ont pu être surpris, passés à côté des nombreux signaux envoyés au cours des dernières années. L’élection de Monsieur Trump en était un, pourtant particulièrement difficile à ignorer.
Il faut dire que la colère de ceux qui se proclament fièrement « trumpistes » aujourd’hui ne date pas d’hier. Elle est même l’une des forces qui ont jeté ces masses déçues de la politique dans les bras de l’homme d’affaires milliardaire, star de télé-réalité, « anti-establishment ». La colère et la peur, un cocktail gagnant que Donald Trump, en bon communicant, sait manipuler.
Pour cette partie de la population américaine, nombreuses sont les raisons de se sentir lésée, si ce n’est en danger. Le déclassement, la dépossession, l’immigration, le progressisme, le socialisme comptent parmi les craintes les plus profondes de ces individus souvent blancs, pauvres, ruraux, et non qualifiés. Durant les mandats de Barack Obama, à la crainte s’est ajoutée la colère de rester sur le bord de la route : les travailleurs mis au chômage par la désindustrialisation ne se sentaient ni écoutés ni entendus, « laissés pour compte » et « humiliés » quand d’autres étaient « assistés » par le « socialisme » de Monsieur Obama.
Donald Trump a su parler à ces gens. Il a répondu à leurs craintes par des slogans qui les ont rassuré, puis rendus fiers. Face à la crainte du chômage, il a brandi le principe de l’ « America First ». Aux inquiétudes xénophobes et racistes, il a rétorqué « Build the Wall ». Aux gens qui ne se sentaient pas écoutés et humiliés, il a promis de « Make America Great Again ».
Durant son mandat, il a continué d’aller à leur rencontre. Leur radicalité a trouvé un écho légitimant dans ses discours, puis dans sa politique. « I love you too », leur lance-t-il régulièrement. À ces gens-là, il n’a pas menti. Il a tenu ses promesses de campagne. « Promises kept » peut-on lire sur de nombreuses banderoles brandies par les militants, tout au long de la campagne de 2020.
Ils étaient nombreux à lui rester fidèle, lorsqu’ils se sont rendus dans les bureaux de vote le 3 novembre dernier. Finalement, ils se sont radicalisés conjointement, électorat et leader ensemble. Ils ont vu en lui la justification et la réponse à leur colère. Il a vu en eux une manne électorale qu’il fallait satisfaire pour rester au pouvoir. Une combinaison donnée gagnante, jusqu’à l’irruption du Covid-19 dans la campagne électorale.
Passage à l’acte : le leader comme détonateur
Si la radicalité peut prendre de nombreuses formes et toucher des groupes très différents les uns des autres, elle ne s’exprime pas nécessairement de manière violente. Le « passage à l’acte » n’est pas automatique. Un élément déclencheur, un catalyseur, permet de faire la bascule vers l’action à un moment précis, critique. Dans le cas des extrémistes « trumpistes », c’est leur leader qui cristallisa leur colère et les incita à la révolte.
Donald Trump a progressivement pris une place immense dans le système de croyances de ses supporters. En s’adressant à ceux qui ne croyaient plus en rien ni personne, il a suscité de leur part un attachement total, spirituel, presque mystique, à son personnage. Plus qu’un leader, Trump est devenu un « guide » à suivre pour traverser ces temps troublés, pour écarter les dangers, un talisman à brandir contre toutes les menaces.
Il est ainsi facile de déduire l’emprise de Monsieur Trump sur sa base. Lorsqu’il prétend que l’élection de 2020 a fait l’objet de fraudes électorales, que la victoire leur a été « volée », qu’il faut « Count every vote » (compter chaque vote), ses supporters le croient et adoptent son narratif. Naturellement, il est le seul à ne pas leur mentir. Qu’il en ait eu conscience ou non, ses mots avaient le pouvoir d’encourager ses fidèles à marcher sur le Capitole. Une allumette qui permet à un tas de bois de devenir brasier, et de détruire.
Il aurait dû le voir venir. Donald Trump est conscient du lien « spécial » présent entre lui et ses supporters les plus radicaux. En témoigne son message vidéo enregistré l’après-midi du 6 janvier, encourageant (à contre-coeur) les émeutiers à rentrer chez eux : « We love you. You’re very special ». Son attitude depuis l’annonce de sa défaite le 7 novembre n’a pas apaisé, il ne cherchait pas à unir le pays. Au contraire, il encourageait ses « amis » à « continuer le combat ». Ils ont « répondu à l’appel de leur président », persuadés qu’il attendait d’eux une action le 6 janvier. Il les a jetés sur le Capitole, comme un général lance ses soldats. Bon nombre d’entre eux était habillé en treillis, certains portaient des armes.
Les institutions ont tenu bon
Durant les longues heures de cet après-midi du 6 janvier, il est difficile de prévoir l’issue d’une telle émeute. Ils ont choisi le Capitole comme le lieu du déchaînement de leur colère. Une fois fois leur démonstration de force lancée, c’est aussi le lieu de leur célébration, de leur jubilation.
Les « trumpistes » ont l’art du symbole. Ils visent le siège du pouvoir législatif des États-Unis, lieu de réunion du Congrès. Ils interrompent le processus de certification de la victoire de Joe Biden, mené dans l’hémicycle du Sénat par le « numéro 2 » de leur « numéro 1 », Mike Pence, le vice-président.
Difficile de ne pas comprendre leur message. Historiquement, l’irruption et l’occupation de lieux symboliques (siège du pouvoir, espace public, lieu de travail) par une mobilisation collective signifie souvent une tentative de ré-appropriation du lieu par les mobilisés, une recherche ou une prise de pouvoir. Les émeutiers du Capitole cherchent à reprendre possession d’un bâtiment symbole d’institutions qu’ils désavouent, d’un « système » qu’ils rejettent, d’un ordre qu’ils refusent. Ils envahissent, pillent, volent, se mettent en scène et marquent les lieux de leur passage de messages aux élus qui se sont cachés. À raison : il est aujourd’hui avéré que certains émeutiers souhaitaient assassiner des élus démocrates.
Le président-élu s’exprime avant le président en fonction. Joe Biden condamne l’attaque, ainsi que Donald Trump, brillant par son absence. Lorsque ce dernier sort de son silence, le message est décevant, des deux côtés : il ne condamne pas les émeutes, mais il ne les encourage plus. Une ambiguïté bien rodée : après les attentats suprémacistes de Charlottesville en 2017 qui avaient coûté la vie à trois personnes, Monsieur Trump déclarait déjà qu’il y avait des « torts des deux côtés ».
Le calme revient progressivement. Des forces de maintien de l’ordre diverses et variées arrivent en renfort d’un contingent bien trop faible pour que cela n’interroge pas. Le couvre-feu de 18h, décrété par Muriel Bowser, maire du District de Columbia, incite les moins téméraires à quitter progressivement le champ de bataille. Malgré les destructions, la violence, la mort de cinq personnes, un policier et quatre émeutiers, l’action ne va pas plus loin. Le système politique américain n’est pas renversé. Les forces de l’ordre se sont opposées aux supporters de leur commandant (alors que l’on connaît les sympathies des forces de l’ordre pour la politique du président Trump). Le processus de certification reprend dans la nuit. Il est presque quatre heures du matin quand il prend fin.
La loi et l’ordre ont pris le dessus. Ironique, pour un président qui a choisi comme slogan de sa deuxième campagne « Law and Order », pour plagier un ancien président américain, Richard Nixon. Donald Trump n’aurait peut-être pas dû chercher à imiter un président poussé à la démission après le scandale du Watergate. Certains veulent d’ailleurs tracer le parallèle jusqu’au bout, mettre un terme au mandat Trump. Une seconde procédure de destitution a été lancée le 13 janvier pour le motif d’« incitation à l’insurrection ». Des dizaines d’arrestations et des comparutions en justice ont déjà eu lieu. Washington est cadenassée en vue de l’investiture de Joe Biden le 20 janvier et des troubles anticipés. Jusqu’ici, le « système » tient bon.
Les miettes du parti républicain
Au lendemain des « incidents du Capitole », dresser le bilan des dégâts est un exercice plus douloureux pour certains que pour d’autres. Pour les républicains, la gueule de bois est particulièrement tenace.
Qu’ont bien pu se dire ces élus qui ont tout misé sur le trumpisme, qui ont parié sur « Donald » il y a maintenant cinq ans ? L’histoire entre Trump et le parti républicain n’est pas celle d’une adoption mutuelle, d’une cooptation entre un personnage et une force politique. Il s’agit davantage d’une mutation opportuniste d’un parti et de ses cadres, pour correspondre aux codes d’un outsider anti-système qui bouleverse tout sur son passage, remporte la Maison-Blanche et offre la majorité au Congrès à son parti. Par carriérisme, ces républicains se sont « trumpisés ».
Qu’en est-il de l’idéologie du parti ? De ses valeurs ? Rien ne prouve que l’ensemble du parti adhère à la ligne conservatrice dure du président. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont pas rejeté publiquement le trumpisme. Ils ont même défendu leur président lors de sa première procédure de destitution : unanimement (à l’exception de Mitt Romney, à propos du motif « abus de pouvoir »), ils l’avaient déclaré « non coupable », permettant son acquittement.
Le tableau n’est plus le même aujourd’hui. Le parti se trouve à un carrefour d’une importance inédite, cruciale pour son avenir. Être ou ne pas être le parti de Donald Trump ? Telle est la question. Elles et ils sont de plus nombreux à y répondre, individuellement. Les désolidarisations face au comportement du président se multiplient, même dans son propre gouvernement. Des appels à la destitution se font entendre, comme celui, univoque, lancé par Liz Cheney, la numéro 3 des Républicains à la Chambre, représentante du Wyoming et fille de l’ancien vice-président Dick Cheney.
Ce revirement arrive beaucoup trop tard aux yeux des critiques. Les violences du Capitole ont finalement fourni un alibi à de nombreux républicains embarrassés par le trumpisme mais trop peu téméraires pour s’en défaire « sans raison ». Les retournements de vestes à épaulettes des élus républicains suivent la logique inverse de l’adoption de façade du trumpisme il y a cinq ans, mais restent de l’opportunisme politicien dénué de gloire.
Les plus pessimistes diront qu’il ne reste du parti qu’une coquille vide. Les républicains n’ont pas la majorité au Sénat, ni à la Chambre. Si Joe Biden est connu pour ses politiques consensuelles et sa volonté de fédérer des deux côtés de l’hémicycle, ce n’est pas tant les logiques inter-partisanes qui représentent le défi actuel pour les républicains, mais bien les logiques intra-partisanes. Un examen de conscience est à prévoir rapidement, afin de préparer les Midterms de 2022, et, surtout, pour éviter l’implosion. Un tel événement ne laisse rien, ni personne, indemne.