© éditions Grasset / JF Paga
Publié aux éditions Grasset fin septembre 2020, l’essai Le Génie lesbien a été taxé d’androphobie dans plusieurs médias. Mais voulant dépasser la polémique, Maze a décidé de se plonger dans le livre, crayon à la main afin de se concentrer sur les propos de l’autrice Alice Coffin.
Forte de sa carrière de journaliste mais également de son parcours militant, Alice Coffin revient dans son ouvrage sur la place des lesbiennes à la fois dans le domaine public mais également et surtout dans la culture et les médias. Paru le même mois aux éditions Allary, l’essai de la journaliste Lauren Bastide Présentes revenait déjà sur la question de l’invisibilisation des femmes. Mais qu’en est-il de la représentation des lesbiennes ?
Alice Coffin nous livre à la fois les coulisses, le parcours et les conclusions de son enquête qui prend source dans son vécu tout en intégrant des témoignages extérieurs. C’est ainsi qu’elle nous donne accès à sa réflexion personnelle, à l’origine de ce projet, mais aussi au détail de son voyage à la rencontre des lesbiennes du monde. Contrairement aux critiques qu’on a pu entendre au sujet de cet ouvrage dans divers médias, il semble que Le Génie lesbien ne soit pas en réalité uniquement une critique des hommes mais bien au contraire un éloge des femmes et un appel aux lesbiennes à se montrer et à prendre la parole.
Déconstruction du principe de neutralité journalistique
Alice Coffin commence par s’attaquer au principe de neutralité dans le domaine du journalisme. En analysant ce concept, elle arrive à la conclusion que la neutralité n’est qu’une construction sociale et qu’il n’existe rien de tel dans aucun domaine ni production humaine, y compris dans la production de l’information. L’autrice pose certaines bases fondamentales en expliquant par exemple que chaque production, chaque article, est le résultat du biais de son créateur et reflète une certaine vision de la société ou de l’actualité. De nos jours, le principe de neutralité, contrôlé entièrement par les majorités représentées, joue de façon contre-productive dans son rapport à l’accès à l’information en ce qu’il fait taire certains groupes d’acteurs sociaux.
« L’actualité n’existe pas en soi. Elle est la somme de ce que les journalistes valident. »
Alice Coffin, Le Génie lesbien
L’illusion de la neutralité donne lieu, comme Alice Coffin le souligne dans son œuvre, à des situations paradoxales où aucun professionnel hétérosexuel n’est autorisé à prendre en charge la rédaction d’un article qui traite de l’actualité LGBTQI+.
En reprenant en filigrane les enjeux de la tension entre universalisme et intersectionnalisme, l’autrice démontre l’importance de la diversité dans la société. Chaque personne devrait pouvoir prendre la parole au nom de ce qu’il est, et du groupe auquel il fait partie. La comparaison des milieux journalistiques français et états-uniens apportent à l’ouvrage une façon d’illustrer les risques de mauvais traitement de l’actualité ou de mauvais fonctionnement des équipes de rédaction. L’autrice, dans une méthodologie d’enquête, part outre-Atlantique à la rencontre des équipes de rédaction qui intègrent en leur sein des sous-équipes porte-paroles des minorités.
« Ne pas afficher d’appartenance particulière. Être lesbienne en est une. Être noire en est une autre. On tolère que vous soyez lesbienne ou noire. À condition de ne pas le mettre en avant. C’est ce principe de « neutralité » qui sert de repoussoir. »
Alice Coffin
Une fois ce principe de neutralité déconstruit, l’autrice répond au problème par une solution. Là où les journalistes prennent du temps à se saisir des événements, les activistes, à condition d’être considérés comme de véritables sources d’information, peuvent être utiles à l’analyse des faits. A plusieurs reprises, Alice Coffin dénonce l’injonction faite aux journalistes de dissocier leur métier de leur émotions et de leur militantisme. Là où les écoles de journalisme et les pratiques journalistiques voient une faiblesse et une faute professionnelle, l’autrice voit une véritable force.
« Je devais sans cesse être sur mes gardes, maquiller un angle qui aurait pu être jugé trop féministe. Il est absurde de devoir s’excuser d’être militante, de devoir faire oublier, pour être acceptée dans son entreprise, qu’on est une personne engagée contre certaines injustices. Cela mériterait d’être célébré et valorisé. »
Alice Coffin
Contre la « placardologie »
Un des rôles que se donne l’ouvrage est d’exprimer aux lesbiennes la nécessité de faire leur « coming-out ». Fascinée par la mise en scène du coming-out de la présentatrice américaine Ellen Degeneres, Alice Coffin se désole du climat français si peu réceptif à un tel dévoilement de l’intime. Elle raconte avoir été parfois reprise de façon virulente par des confrères lorsque la question de l’orientation sexuelle était posée. L’autrice et essayiste compte bien faire de son orientation sexuelle une force de pensée et de parole, tout en invitant d’autres personnalités LGBTQI+ à la suivre dans ce positionnement. Au fil des chapitres, elle explique avec humour et détermination l’importance de ce type de coming-out public. Cette explication passe par la nécessité des adolescent.es ou enfants (mais pas que) en manque de modèles culturels ouvertement lesbiens.
« Ketsia Mutombo, cofondatrice des Féministes contre le cyberharcèlement, lorsque je l’avais interviewée sur mon blog, en 2016. « Dans les systèmes de valeurs de la pensée européenne, il y a une diabolisation de l’émotion. Elle est opposée au cartésianisme. Cette diabolisation de l’émotion est une arme sexiste et raciste. » »
Alice Coffin
Par les exemples et illustrations piochés à partir d’une multitude d’entretiens, l’essayiste fait le constat d’un retard français sur les questions d’égalité. L’emploi récurrent de la métaphore du placard sert à donner à voir cette tendance à vouloir garder pour soi une information qui mériterait pourtant d’être dévoilée. Toutefois, Alice Coffin se permet de faire un détour primordial par les secteurs de la culture afin d’appuyer sur cette idée de retard. En explicitant au passage le concept de « male gaze », l’essayiste reprend des grands sujets d’actualité pour donner à voir le chemin qu’il reste à faire sur la question de l’égalité et la place de la femme en général.
« Aux États-Unis, on a remis le prix Pulitzer aux articles du New Yorker et du New York Times sur Weinstein. En France, on a poursuivi en justice celle qui avait enquêté sur Baupin. »
Alice Coffin
Donner la paroles aux lesbiennes du monde
Non seulement cet essai est un appel au coming-out et à la visibilité des lesbiennes en France, mais il est aussi la place de l’expression « lesbienne » par excellence. Il met en application les principes de représentation qu’il énonce. En retranscrivant la parole des lesbiennes du monde rencontrées lors de son voyage, Alice Coffin tend son micro et offre sa plume. Par ailleurs, la multitude des autres travaux cités tout au long de l’ouvrage sont autant de pistes de prochaines lectures pour les curieux.euses. Ces références de livres, films et spectacles dressent la continuité de sa pensée, de la pensée lesbienne comme constitution d’une culture. Les nombreux portraits de personnalités homosexuelles comblent le manque de modèles pour chaque lecteur.trice.
Encore une fois, il s’agit d’insister sur les divers horizons géographiques parcourus par l’autrice, notamment le terrain états-unien afin de comprendre l’importance de la diversité. L’exemple des coming-out spectaculaires, des cérémonies lesbiennes, de l’organisation des équipes de rédactions des médias constituent des modèles inspirant pour toute société progressive. Ensemble et avec le travail de collecte d’Alice Coffin, toutes les lesbiennes interrogées proposent un travail collectif de méta-réflexion sur le journalisme et leur place dans la hiérarchie de la société. Ensemble, elles se réapproprient le mot « lesbienne », pourtant longtemps considéré comme un terme proprement pornographique. Le travail de cet ouvrage est réflexif, culturel, mais aussi linguistique et personnel.
« Nos vies touchent à leur fin le jour où nous gardons le silence sur des choses importantes. »
Martin Luther King
Reste à se poser la question de la signification du titre de l’œuvre. Alors non, la lesbienne n’est pas une lampe qu’il s’agit de frotter pour en faire sortir un génie. La lesbienne ne dispose pas non plus d’un don inné que pourrait donner à croire l’emploi du mot « génie ». Le génie lesbien n’est autre que la capacité de faire de ce que la société donne à voir comme une faiblesse, une force. L’ennemi ne se trouve pas exclusivement au sein de la société, visible et palpable, c’est contre le silence et l’invisibilité qu’Alice Coffin décide de se battre. Le collectif et la diversité forment ensemble la richesse des lesbiennes, le génie lesbien.
Documenté, réflexif et optimiste, Maze s’est entendu pour dire que Le Génie lesbien est un livre à lire impérativement en cette fin 2020. Nous recommandons sa lecture à tout.e curieux.se, aux lesbiennes bien évidemment, mais également à tous.tes les journalistes en ce qu’il est un ouvrage édifiant sur les concepts d’information, de neutralité ou plus globalement de vérité. Plus que le simple constat ou critique, l’essai constitue en réalité une ode à la diversité et aux fiertés.