© Nick Cave par Joel Ryan
Hasard du calendrier, le 20 novembre dernier voyait paraître deux disques mettant en lumière l’œuvre respective de deux songwriters d’exception, Nick Cave et Jason Lytle, revenant chacun dans une formule piano-voix aussi épurée que bouleversante.
Deux univers, deux mondes assez lointains : l’un est australien et fût révélé dans les années 80 comme frontman d’un groupe qu’on ne présente plus, à la discographie aussi foisonnante que passionnante, l’autre est un californien plus discret auteur d’une poignée de disques remarqués lors de l’entrée dans le XXIème siècle.
Ces dernières années ont été marqués, pour chacun des deux hommes, par la disparition d’un proche, et du deuil qui en découle : la perte de l’un de ses fils pour Nick Cave (qui inspirera profondément son dernier disque, Ghosteen), la mort du bassiste Kevin Garcia pour Grandaddy, mettant brusquement fin à la tournée de reformation si attendue du groupe après une décennie de silence, laissant orphelin leur dernier album en date, sobrement intitulé.. Last Place.
De ces drames, subsistent aujourd’hui une résilience de la part de ces deux hommes, qui s’incarnent désormais sous la forme de deux disques, aussi beaux qu’émouvants. Conséquences plus ou moins directes du confinement, le retour vers l’intériorité, des compositions comme des moyens employés pour les faire exister, semblent donner à certains artistes des ailes pour s’émanciper, sinon loin de leur terreau originel, vers des sphères et des espaces relativement nouveaux. Petit retour sur des parenthèses touchantes qui en disent bien plus long qu’il n’y paraît.
Nick Cave, roi des ombres
Juin 2020. En plein confinement, Nick Cave investissait le prestigieux Alexandra Palace, à Londres, pour y capter une performance seul au piano et sans public, suite au report de sa tournée européenne prévue avec ses légendaires Bad Seeds tout au long du printemps. Ce concert et dispositif unique est la conclusion d’un long processus entamé il y a des années, de sa première déclaration d’amour à cet instrument (sur l’album The Boatman’s Call, en 1997) jusqu’à son Conversation Tour l’an passé, avec ses échanges musicaux se déroulant autour d’un piano. En terme de cinéma, Nick Cave a durant la précédente décennie investi par deux fois le grand écran en tant que sujet principal, par le biais de l’autofiction (20.000 jours sur Terre de Iain Forsyth et Jane Pollard) et du journal intime filmé (One More Time with Feeling d’Andrew Dominik), se penchant tous deux sur les affres d’un artiste en proie à ses doutes dans son rapport à son entourage, son mode de vie, ses créations. Se voulant comme la conclusion d’une trilogie -tout comme Ghosteen venait compléter une série de disques entamée avec Push The Sky Away et Skeleton Tree-, Idiot Prayer, dans sa version vidéo, ne fût diffusé qu’une seule fois, le 23 juillet 2020 sur internet, en échange d’un ticket permettant l’accès à son visionnage en streaming, avant de conquérir quelques cinémas plus tôt ce mois-ci. Si l’on ignore aujourd’hui si le film sera un jour disponible sur une autre (plate)forme, la captation audio du concert vient, quand à elle, de paraître en support physique et digitale.
D’emblée, l’atmosphère est solennel. Avec Spinning Song, Nick Cave donne à l’ouverture de Ghosteen une dimension poétique aux frontières du sacré, centré sur sa voix et ses paroles sous forme de conte prophétique, à la diction et aux inflexions parfaites, sur fond de cordes mélancoliques bouclées et traitées à la manière d’une piste ambient de William Basinski. Ce titre constituera la seule disgression vis-à-vis de la formule piano-voix du disque, pour un résultat du meilleur effet. Derrière ces vingt-deux chansons couvrant pas moins de dix albums des Bad Seeds et deux de Grinderman (side-project de Nick Cave, représenté ici par Palaces of Montezuma et Man in the Moon) se dévoile une chanson inédite, Euthanasia, aux sublimes fêlures. Les paroles n’ont jamais été si intelligibles que dans cet enregistrement, et le jeu de piano pourtant quelque peu limité de Cave se révèle plus magnétique et intense que jamais. Les rires venant clore (Are You) the One That I’ve Been Waiting For ou les accords violemment plaqués à la fin de Jubilee Street, He Wants You ou Papa Won’t Leave You, Henry viennent alors saisir la facette la plus instinctive et imprévisible du dandy rock, prêcheur des temps modernes et bête de scène notoire. On le connaissait fier, quelque peu narcissique et égocentrique, et on pouvait par conséquent s’attendre un jour à ce que Nick Cave s’illustre un jour en solo. Pourtant, sans ses mauvaises graines dont le rôle a beaucoup évolué depuis les débuts (et plus particulièrement depuis l’arrivée de Warren Ellis, sorte d’alter-ego de Cave, dans la formation), le crooner livre un somptueux récital bien au delà des attentes qui ne peut laisser de marbre. Un instant hors du temps, hors du monde, où seule prime l’émotion. Et la grâce, toujours.
Jason Lytle, le monde d’après
Il y a vingt ans, The Sopthware Slump, quatrième album de Grandaddy, déployait toute la schizophrénie et les paradoxes de son univers, fruit d’une ère nouvelle et exégèse d’une fin de siècle tourmentée, non loin de la vision dystopique du OK Computer de Radiohead. The Sophtware Slump… on a wooden piano apparaît alors comme une dimension supplémentaire apportée à la beauté de l’œuvre-monde crée par Jason Lytle. Enregistré seul pendant le confinement, il semble ainsi nous dévoiler de nouveaux secrets, pourtant glissés dans nos oreilles il y a deux décennies, mais intelligibles seulement aujourd’hui, sous cette forme. Et puis il y a cette voix, si touchante qui parvient encore à nous émouvoir au plus haut point et dont la troublante ressemblance avec le timbre de celle d’Elliott Smith se fait plus que jamais sentir. Elle est de celle qui caresse dans la fracture et n’a de douleurs que l’émotion qu’elle transmet. Ainsi la souffrance se mute en un doux chant plaintif et métaphorique, du plus bel apparat.
Quelques arrangements, discrets et souvent plus atmosphériques que concrets, viennent soutenir la voix et le piano de Jason Lytle. Un dépouillement qui fait ressortir la force des paroles ainsi que les modulations et fluctuations tonales et harmoniques des compositions du groupe. Il est édifiant de constater à quel point chaque chanson sied à merveille à ce nouveau traitement, de la labyrinthique ouverture He’s Simple, He’s Dumb, He’s the Pilot à sa conclusion So You’ll Aim Toward the Sky en passant par E. Knievel Interlude, réinvention instrumentale d’un thème pourtant très électronique. L’ensemble atteint parfois des tensions dramatiques inattendues, par des chemins de traverses ou de véritables audaces formelles. Si la dimension piano-voix connait quelques exceptions (comme sur Chartsengrafs, où la mélancolie synthétique et même quelques accords grattés à la guitare folk viennent pallier la furie de l’originale), c’est pour mieux s’y retrouver et affirmer l’intention de réécrire sa propre histoire, son propre monde, vingt ans après. Rien, ou presque n’a changé : même sans ses guitares électriques et ses synthétiseurs lo-fi, le monde de The Sophtware Slump apparaît comme plus pertinent et actuel que jamais, comme si le temps avait donné à cet utopique tentative musicale faite de bric et de broc ses lettres de noblesse.
Si contrairement à Nick Cave, où la prise unique est la seule règle, Jason Lytle s’est permis de soigner les effets, arrangements et la production dans son ensemble, ils touchent tout deux en plein cœur, par des cordes parallèles, sensibles et profondément humaines. D’une immense sincérité, ces deux fulgurances offrent, dans la nudité, l’âme et le cœur même de l’œuvre sensible de ces deux artistes d’exception ; de quoi nous accompagner dans une mélancolie sereine face au marasme de cette fin d’année tourmentée.