CINÉMA

Bilan cinéma/séries – 2020, images essentielles

© Universal

Comment avons-nous survécu aux terribles actualités de 2020 ? Grâce à des images qui se sont montrées résilientes, sous fond de vérité et de résistance de tous les instants. Voici le portrait imagier, voulu plein d’espoir, d’une année essentielle.

Quand une année se clôt, les salles restent ouvertes. Elles sont un magnifique double inversé de nos réalités, une revanche sur elles, dépassant les frontières du temps. Nous regrettons que certains films d’automne et d’hiver ne puissent pas nous conduire, main dans la main, vers l’année suivante. C’est une période précieuse, témoin d’une présence des films et des cinémas qui nous manquent terriblement. Ces affiches rouges, bleues et vertes, protégées par des vitres, plaquées contre les murs des cinémas, illuminées par les décorations lumineuses de la rue d’en face, qui intègrent les noms et les visages qui font cet art de vivre. Mais nous ne nous déplacerons pas en salles tant que nous n’y serons pas autorisés, tant qu’elles n’auront pas le droit d’ouvrir leurs portes. Parce que 2020 se clôt : et parce qu’il s’agit de 2020, les salles restent closes.

La danse du spectateur se déplaçant au cinéma n’a parfois pas existé au cours de cette année particulière. Par deux fois. Une année de fermeture, de manque, nourrissant l’oubli de ce voyage entre un chez soi et un chez nous. Seulement, comme en atteste l’immense diversité de notre sélection des meilleurs films de l’année, nous sommes en droit de croire que le spectateur et les films qui l’accompagnent ont en commun cette résilience de l’image que nous identifions aussi au titre d’un autre déplacement : celui du film vers le spectateur. D’un live Facebook de 12h, jusqu’aux films de plateformes en passant par une farandole de nouvelles séries variées et populaires, 2020 a montré que les images pouvaient s’agrandir chez nous, en nourrissant et reconstituant l’éveil et l’envie d’une salle. Cette résistance, nous avons puisé en elle, dans ses histoires, pour survivre au vacarme. Nous n’avons jamais cessé de nous en rapprocher. Et les plus belles histoires de 2020 ont aidé à incarner cette proximité. Il n’a finalement plus été question d’un déplacement entre spectateurs, images et salles. Mais de faire une unité, « comme au cinéma » – faire résister cette formulation, s’en souvenir et la faire évoluer.

Adam Sandler, personnalité de l’année / © Netflix

Salle 1 : Les portraits

Les salles n’ont pas pu nourrir les histoires comme elles le voudraient. Les personnages et les cinéastes, seuls dans le noir, ont dû faire persister ce désir du regard que l’on projette vers soi-même. Il fallait les accompagner, coller au corps de ces figures et des portraits qui ont été réalisées autour d’elles pour comprendre à quel point cette résistance au travail se devait d’être personnelle avant qu’elle ne soit commune. Cela s’est vu chez Hong Sang-soo, auteur de deux films cette année (Hotel by the River et La Femme qui s’est enfuie) qui portent en commun la même actrice, la toujours sublime Kim Min-hee, distributrice d’amour et de voyages dans maintenant tous les films du cinéaste coréen. Nous assistons au présent à la somme d’un amour à l’écran, composé par un réalisateur et sa muse, qui rend le cinéma aérien et léger de HSS toujours plus solide. Continuer, encore, à dresser le portrait d’une femme, d’une filmographie, d’une partie de la vie d’un cinéaste. Cela se ressent à l’échelle de plusieurs films comme d’un seul, à l’image du film-souvenir de François Ozon, Eté 85, explorant les souvenirs de la jeunesse du réalisateur du côté de la Normandie, tout cela au Super 16mm, format propice au portrait d’époque.

Deux films ont réussi cette année à entretenir cette idée d’un portrait salvateur, jusqu’à éclore au-delà même de l’image. C’est le cas d’Adam Sandler dans Uncut Gems. Acteur toujours racolé aux nanars américains, non sans mépris au détriment d’une reconnaissance pour son talent pour la comédie, sa prestation devant la caméra des frères Safdie a convaincu la terre entière qu’un rôle si vertueux et iconoclaste pouvait non pas le réhabiliter, mais faire du jeu de l’interprète un oubli comme un rappel de soi-même. La grande performance du film réside par cette capacité à jouer le jeu de l’acteur, de le suivre dans son acting, de certaines répliques maintenant cultes à certaines frasques et croyances. Faire courir l’histoire d’un acteur dont l’issue n’est plus la peine éprouvé pour/par lui, mais vers ce que celle-ci nous mène.

Une trajectoire digne de celle dessinée par David Fincher à propos de Herman J. Mankiewicz, interprété par Gary Oldman dans Mank. Le travail de l’ombre de scénariste mis en lumière dans l’histoire trop aveuglante de Citizen Kane, pour renouer avec la peine ressenti à l’écriture des lignes du scénario, mais surtout avec la vie qui en découle. Chez Adam Sandler, il fallait résister dans l’acting d’un personnage monstrueux. Chez Fincher, cette résilience passe par la reconstitution de la vie d’un homme pour dépasser la vie d’un film. Il fallait dépasser une condition, comme il fallait dépasser la réalité de 2020 pour survivre.

The King of Staten Island et ses visions du réel / © Universal

Salle 2 : La vérité

Passé la dimension du portrait, ces deux films véhiculent l’idée d’une restitution de ce qui est vrai. Après tout, les Safdie refont le portrait à Adam Sandler par une sorte d’écriture des quatre vérités de l’acteur. David Fincher, lui, veut que Mankiewicz soit remis au centre du récit de sa vie, lui qui a toujours été vu à côté de la grande histoire de Citizen Kane, toujours à trimballer des occasions manquées. En plus du portrait qui est fait de la figure remise au centre de l’image, plonger en elle reste une recherche, un retour vers ce qu’il y a de plus essentiel. C’est la principale note d’intention de The King of Staten Island, l’une des plus grandes libérations de l’année 2020, réalisé par le maître de la comédie américaine Judd Apatow. C’est l’histoire de Scott, mais surtout de son interprète, Pete Davidson, intermittent du Saturday Night Live, dont la vie a été marquée par le décès de son père pompier dans les flammes du World Trade Center, le 11 septembre 2001. C’est la première fois qu’Apatow dessine une telle couche de réel dans un de ses films, glissant ainsi le spectateur dans un récit autobiographique où la vérité d’une personne, d’un personnage, peut se vérifier à travers son évolution dans le deuil, et comment y résister, s’y extirper – ici, par l’image double d’un père de substitution et de l’héritage du métier.

La vérité, une résolution pour la vie d’hier, d’aujourd’hui et de demain, qui permet de l’encourager encore un peu plus. Nombre de films nous ont marqué cette année par cette nécessité de vivre le monde à travers sa dure vérité, pour mieux propager l’histoire vers un flux de possibilités. Enquête et résistance par la vérité, socle du film de David Dufresne, Un Pays qui se tient sage, documentaire qui pose la question de la réalité des violences policières. Dans une année politique elle aussi chaotique, l’utilisation d’images enregistrées au smartphone montrant des voyous en bleu met l’exercice du politique en grande difficulté face à son déni de langage, et donc de vérité. Déni contre lequel se bat aussi Mark Ruffalo dans Dark Waters, dont l’issue du film nous a fait accourir vers notre cuisine à la recherche de la vérité de nos poêles. Deux films dont l’engagement vers la vérité est aussi un moteur essentiel. Geste aussi perçu dans City Hall, fresque démocratique de Frederick Wiseman sur le fonctionnement interne de la mairie de Boston, ou encore Petite Fille de Sébastien Lifshitz qui montre le genre non pas comme une question politique, mais comme une étape de la vie.

Petite fille / © ARTE

En 2020, il fallait aussi s’engager pour survivre, et s’engager voulait revenir à la vérité du monde, un point de départ à toute reconstruction – ce qui traverse l’autre film de Sébastien Lifshitz, Adolescentes, qui conte l’histoire de deux jeunes filles à partir de la réalité des années 2010 en France. Dans la fiction, What did Jack do  ? de David Lynch et Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait d’Emmanuel Mouret on en commun de revenir vers la vérité des personnages pour qu’ils puissent mieux se reconstruire. Les deux films partagent ce goût pour le portrait d’amoureux – que ce soit des bourgeois ou un singe – et ce retour constant à la réalité – via un interrogatoire chez Lynch, ou par l’utilisation des souvenirs chez Mouret. Jusqu’au déblocage essentiel qui font la beauté de ces films, une libération soudaine où il faut parfois avouer la réalité de son existence pour espérer vivre avec le monde. Jack se fera arrêter chez Lynch, et Daphné ne sortira pas avec Maxime cher Mouret. Au-delà de rechercher la vérité, il faut bien vivre avec, dans la douleur : mais comment survivre autrement  ?

Salle 3 : Richard Jewell

C’est exactement la question posée par Clint Eastwood dans Richard Jewell, dont la part de fiction utilise la figure de l’héroïsme comme un trauma existentiel. Le protagoniste ne sait pas qu’il est un héros, encore moins quand il se voit harcelé par les forces fédérales et découragé par la presse nationale. Peut-être ne le saura-t-il jamais. Mais sa conviction, peut-être la seule qui l’anime, est d’avoir fait de la vérité sa principale arme pour constituer son courage face au monde du dehors. Le film de Clint Eastwood concentre peut-être tout ce versant documentaire, véritable et résilient dans les images de 2020, y compris les plus réelles. Quand les élections américaines ne cessent d’être contestées, quand les complots font bon ménage, quand les chiffres sur la pandémie ne sont pas clairs, nous pensons à Richard Jewell. Image résistante, résiliente, dans ce qu’elle véhicule d’héroïsme, de vérité. A chaque année, son film-spectre. En 2020, il est clair que nous avions besoin de Richard Jewell.

Richard Jewell, héros de 2020 / © Warner Bros

Salle 4 : nouvelles formes

Nous recherchions comment survivre à 2020 dans les images tandis qu’il ne fallait parfois plus rechercher quel cinéma vers lequel se déplacer pour en trouver. C’est un enseignement qui s’est vérifié dans la réalité des modes de diffusion. Les plateformes chérissent 2020. Elles ont fait autant de polémiques que d’heureux. Peu importe la proximité avec elles, elles font désormais partie du nouveau paysage cinématographique, si bien que HBO et la Warner se sont accordés sur la nécessité de faire vivre des films très attendus à la fois en salles et en plateforme (la suite de Matrix, le Dune de Denis Villeneuve etc…). Nous nous inquiétons de cette nouvelle forme dans l’économie du cinéma, mais il faut souligner que la médiocrité et la nonchalance dans la production ne sont plus monnaie courante dans les nouveaux modes de diffusion des œuvres. Nous avons cité deux films Netflix dans notre top 10, Uncut Gems et Mank, deux films aux formes complexes. Certaines séries reconnues sont aussi de nouveaux bébés issus de la plateforme : Le Jeu de la Dame, Unorthodox ou The Last Dance. Disney+ n’a pas suivi une telle évolution, cela ne serait tardé – ou pas, tant Disney n’a aucune promesse d’avenir vis-à-vis de ses meilleures franchises (Marvel et Star Wars en tête).

Nouvelle forme d’économie et de diffusion qui nous rappellera encore et toujours à quel point le cinéma évolue, à la recherche constante de sa propre écriture et définition qui, nous le savons désormais, ne se sont jamais réduites à un film ou à une série. Certaines séries nous l’ont prouvé, à commencer par The Third Day, série difforme par excellence qui n’a cessé de réinventer les codes du récit : six épisodes divisés en deux parties (Summer et Winter) séparées par un live Facebook de douze heures diffusé le 3 octobre, intitulé Autumn. Au-delà des frontières du storytelling, The Third Day – Autumn est une œuvre polymorphe dont la vérité de l’image (rien n’est enregistré, tout est en direct) défie tout, du jeu d’acteur à la nécessité du plan-séquence en passant par la chorégraphie et la synchronicité entre l’image et le son, banale par défaut mais jubilatoire dans ce cas précis. Better Call Saul et Bly Manor sont aussi des séries qui ont recouru à l’image cinématographique pour raconter leurs propres histoires : la première étant de plus en plus un double inversé de Breaking Bad, et Bly Manor un reflet informe de Hill House. De cette croissance des images, nous pouvons retrouver l’excroissance des concepts d’outre-mondes des studios Pixar avec Soul, ou encore les split screen et stroboscopes fondus de Gaspar Noé dans Lux Aeterna (plus belle expérience esthétique de l’année).  

En fin d’année 2019, Watchmen de Damon Lindelof donnait le ton de la réalité de 2020 : les masques, l’état policier, le temps qui se dilate, l’oppression sociale du fait du racisme et de l’extrémisme politique. Si nous nous amusons à affirmer que cette série a prophétisé l’année qui vient de s’écouler, n’oublions pas que les images ont ce pouvoir de définir ce qu’elles veulent. Il se trouve que nous avons eu envie de voir 2020 à travers ces films et séries parce qu’elles font ensemble le portrait véritable d’un désir de résilience et de résistance face aux défis de notre temps. Les salles ferment, mais les images ouvriront toujours le champ des possibles, y compris les plus angoissants. C’est aussi en cela que 2020 fut une année essentielle, et pour longtemps.  

Comment dans Better Call Saul, le pire est derrière nous / © Netflix

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