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Françoise Vergès, autrice d’Un féminisme décolonial paru en février 2019, publie un second essai intitulé Une théorie féministe de la violence, sous-titré Pour une politique antiraciste de la protection. Elle livre une réflexion sur les féminismes et leurs rapports aux discriminations et à la justice.
C’est un court essai que Françoise Vergès écrit ici, tout juste 160 pages, en petit format. Court mais intense. En trois parties, l’auteure exprime sa vision de la violence à travers le prisme des féminismes, mais surtout celui des discriminations. À la base de sa réflexion, il n’y a pas de féminisme sans les femmes racisées et celles du « Sud global. » Elle étaye à nouveau dans cet essai l’importance d’arriver à un féminisme décolonial qui constitue le point de convergence des luttes qui comptent.
Dans cet ouvrage il est question de la violence, et plus particulièrement de la violence exercée par l’État. Cette violence est à destination – quasiment exclusivement – des populations racisées, des étranger-es et de celles et ceux qui troubleraient la tranquillité de l’espace public dominé par les Blanc.he.s. Elle cite notamment en exemple la manifestation nocturne féministe du 7 mars dernier. Elle relie cet événement à une forme de militantisme qu’elle cite à de nombreuses reprises : le féminisme d’État, qui incarne pour elle un asservissement de la lutte au service d’un État patriarcal déjà tout puissant : « Ce qui disent et veulent des femmes en lutte doit entrer dans le cadre de la respectabilité des droits des femmes pour être toléré » souligne-t-elle. De fait, lorsque les femmes font usage de violence, en France mais aussi au Chili ou au Brésil, elles ne correspondent plus aux attentes que la société patriarcale exige d’elles. Alors que les mouvements et les actions féministes veulent voir « la peur changer de camp », Françoise Vergès pointe du doigt une diabolisation de ces actions par les politicien.ne.s et les fémocrates (les féministes d’État).
Questionnements sur le rôle de la prison
Une des manifestations de la violence – et du monopole qu’en a l’État – est la prison. Elle revient sur les théories de Michel Foucault développées dans son livre Surveiller et Punir (1975), devenues les bases de la construction du système carcéral français et de la manière dont il est perçu et utilisé. Cela permet à l’auteure de se positionner vis-à-vis du féminisme carcéral et de présenter ce qui incarne, pour elle, les écueils d’un mouvement qui prône l’enfermement et le jugement. Selon l’autrice, ce n’est pas encore la solution idéale que de juger et condamner des individus dans un système qui est encore profondément patriarcal et qui continue de se poser en sauveur et protecteur des femmes, tout en excluant celles qui ne répondent pas aux critères du modèle féminin.
Françoise Vergès analyse également le traitement qui a été fait des travailleuses du sexe dans les années 1990. En effet, ces femmes ont subi une double attaque de l’exécutif et des mouvements féministes « blancs et bourgeois » qui n’ont pas fait l’effort de comprendre leurs revendications. Toutes placées dans une position de victime, elles ont été précarisées par des lois punitives visant à faire de l’espace public un lieu lisse. Une politique qui « invisibilise leurs droits, alimente un puritanisme et impose une conception sexuelle conservatrice des femmes blanches européennes de la classe moyenne. » Et surtout qui enferme dans les prisons une grande partie des travailleuses du sexe racisées. Pour Françoise Vergès, ces féministes n’ont pas pris en compte la dimension capitaliste du travail du sexe et ont préféré mettre en avant une sorte de façade civilisationnelle.
« Analyser la violence, c’est tenir compte du fait que la domination masculine s’exerce sur des femmes et sur des hommes. L’esclavage colonial est la matrice des binarismes qui fondent la domination entre genres et à l’intérieur d’un genre. »
Une théorie féministe de la violence, Pour une politique antiraciste de la protection, Françoise Vergès
Pour un féminisme décolonial
En longue conclusion de cet essai, Françoise Vergès revient sur l’importance de vivre un féminisme décolonial. Elle insiste, il n’y a pas de féminisme sans la mise en lumière des luttes et des discriminations contre les femmes racisées, mais aussi contre les hommes racisés : « Tant que les luttes contre les violences sexuées et sexuelles reposent sur les catégories « femmes » et « hommes » forgées et nourries par le racisme et le sexisme, telles qu’elles sont entretenues par l’État, elles ne peuvent pas être des luttes de libération. » Dans des sociétés incapables de faire face à leur passé violent, colonisateur et belliqueux – histoire au sein de laquelle les Blanc.he.s ont exercé un nombre incalculable de violences sur les personnes racisées – il semble difficile de ne pas considérer la législation comme le fruit de ce déni. Et pour les féministes de comprendre que la lutte pour les droits des femmes ne peut pas être menée sans celle contre ces politiques discriminatoires.
Ces violences ont encore un impact aujourd’hui dans la difficulté que les Blanc.he.s en France ont d’interroger les questions liées à la race, ainsi que leurs politiques pseudo-protectrices qui marginalise les populations racisées, les empêchant de se construire en communauté en mettant en avant des idéaux d’individualisme et en véhiculant clichés et rumeurs. Car « l’invention d’une virilité blanche repose sur la criminalisation des corps masculins racisés, la misogynie, la négrophobie et l’orientalisme. » Et que les femmes, elles, sont toujours réduites par la justice à leur fragilité soi-disant inhérente.
Cet essai place donc la violence comme nécessaire. Elle serait un moteur pour faire avancer les choses, et surtout pour permettre aux femmes racisées de voir un futur dans lequel elle peuvent évoluer et prendre des décisions par elles-mêmes, sans avoir besoin de l’aval d’une société patriarcale qui se pense indispensable et irréprochable.
Une théorie féministe de la violence, Pour une politique antiraciste de la protection par Françoise Vergès paru le 6 novembre 2020 chez les éditions La Fabrique, 12€ et disponible en click & collect dans vos librairies le proposant.