CINÉMA

(Re)Voir – « Tandem » : Des fictions pour vivre

© Pathé Films

Ce soir, Arte diffuse Tandem. Restauré cette année, ce film de Patrice Leconte nous propose un road-movie à la française, peuplé de fantômes, d’un énorme chien rouge et de cyclistes meurtriers. Les personnages de Gérard Jugnot et Jean Rochefort vont tous deux inventer une fiction pour ne pas affronter le réel.

Un travelling dans un champ ouvre le film. La caméra peint l’univers dans lequel vont évoluer les deux personnages principaux. La route, le désert vert et de nombreux véhicules. Rivetot (Gérard Jugnot) est technicien pour l’émission de radio La Langue au chat, animée par Michel Mortez (Jean Rochefort). Les deux comparses sillonnent les routes françaises pour y rencontrer les candidats qui devront répondre à quelques questions de culture générale, avec de l’argent à la clé. Le point de départ est simple et concorde avec l’épure stylistique du film. Beaucoup de séquences filmées avec une caméra à l’épaule ou de longs plans fixes pour capter la solitude de deux hommes déglingués par la vie.

Une seule musique pour tout le film, celle de Richard Cocciante intitulée Il mio rifugio. Elle démarre par quelques notes au piano pour mieux faire éclater la voix puissante du chanteur. C’est une clé de lecture du film, partir du populaire (la comédie, les acteurs, l’interprète) pour gratter là où ça coince, là où la solitude vient ronger l’horizon pour mieux ancrer les personnages dans leur milieu social. En ce sens, Patrice Leconte s’inspire beaucoup de la comédie italienne, impression renforcée par les paroles de la chanson de Richard Cocciante.

Déchéance d’un seigneur

Dès le début du long-métrage, la solitude des deux personnages est montrée. Dans leur voiture, ils n’occupent jamais le cadre tous les deux, ils sont pris dans des plans séparés, comme si les quelques centimètres qui les séparent constituaient une distance infranchissable. Le décor du quotidien, la bagnole, est investi par le fantastique. Rivetot pense voir un chien rouge traverser la route, la lumière rouge de la voiture vient éclairer la cabine téléphonique d’où téléphone Michel Mortez. En quelques minutes, un malaise vient perturber les rails de la comédie que Patrice Leconte connait bien. La diffusion en direct et en public de l’émission La Langue au chat est filmée sur un ton documentaire en insistant sur la géographie des lieux et le visage des participants. Ce souci de faire vrai entre en collision permanente avec les séquences sans dialogue où il est impossible de se repérer ni dans le temps ni encore moins dans l’espace.

C’est que Tandem n’est pas vraiment une comédie de la réconciliation, c’est plutôt le portrait d’un seigneur qui déchoit, d’un homme qui ne voit pas que le monde est en train de tourner, emportant avec lui ces figures du passé qui sont promises à être totalement ingurgitées par un autre système. Mortez se comporte comme un petit seigneur avec Rivetot, le méprisant régulièrement pour ne pas accepter sa chute. C’est une donnée que l’on retrouve dans le jeu de Jean Rochefort, réputé pour être dans l’outrance comme s’en moque Gérard Jugnot à la fin du film en bougeant ses bras dans tous les sens. C’est quand Patrice Leconte s’aventure sur ces eaux qu’il est le meilleur, comme en attestent Ridicule et Le Mari de la coiffeuse.

TANDEM • Explication de Film
Gérard Jugnot (Rivetot) et Michel Mortez (Jean Rochefort) © Pathé Films

Hors-champ, mon amour

Quand les deux personnages intègrent le cadre, c’est pour habiter un hôtel bas de gamme. Comme si cela ne suffisait pas, ils sont obligés de ne prendre qu’une seule chambre pour économiser sur les défraiements. Si le début de l’intrigue annonce la fin de l’émission La Langue au chat, leur destin est déjà scellé. Toute l’intelligence de Leconte dans Tandem est de faire déborder le hors-champ dans le cadre, pour mettre le roi à nu. Le personnage de Michel Mortez prétexte de téléphoner à sa femme pour mieux se sentir supérieur à Rivetot, l’obligeant à écouter la conversation et à lui faire ressentir sa propre misère affective. Cette violence de domination est hors-champ, comme les déclarations de Rivetot sur sa vie affective ne sont jamais filmées. La deuxième fiction, celle de continuer l’émission malgré son arrêt, n’est que le prolongement d’une vie fabriquée selon un récit de gloire. Il n’y a pas de renversement après quinze minutes de film, seulement une clarification des enjeux et des fictions fabriquées par les deux personnages. Le hors-champ dégueule dans le cadre et force les personnages à se livrer, à faire face au réel.

L’état de santé de Michel Mortez qui se dégrade au fil du film est provoqué par ce retour au réel, celui qui force le personnage à voir le monde tel qu’il est, celui des hôtels miteux, de la tapisserie à effrayer un mort et des spectateurs qui déçoivent. Il y a une scène sublime où le personnage est raccompagné à un hôtel de luxe par une jeune femme de la bourgeoisie. Mortez ment sur l’adresse pour ne pas lui montrer dans quel environnement il vit. Au bout du compte, le personnage est toujours rattrapé par ses mensonges.

Tandem", sur Arte : Jean Rochefort en animateur du "jeu des 1000 francs"
Michel Mortez (Jean Rochefort) et Gérard Jugnot (Rivetot) © Pathé Films

Ne me refais jamais ça

Michel Mortez est irritant à plusieurs reprises, quand il insulte Rivetot mais aussi dans ses rencontres avec les auditeurs de l’émission. En effet, pour lui, ils ne sont jamais à la hauteur de ses espérances et cela est symbolisé après l’annonce de l’arrêt de l’émission lorsqu’il ne sert pas la main au candidat vaincu. Cette opération se répète lorsqu’après avoir vomi quelques gâteaux dérobés à un buffet, il ne daigne pas répondre au pompiste. Se prenant pour un seigneur, il ne daigne pas accorder du temps à ceux qui le font vivre. Mais le réel revient comme un boomerang quand il se rend à un dîner de la bourgeoisie provinciale. Le maître des lieux est filmé en gros plan dans une ambiance de film d’horreur qui pousse Mortez à l’angoisse. Aucun des auditeurs de l’émission ne correspond à la fiction qu’il s’est fabriqué. Son public n’est pas à la hauteur de la comédie qu’il souhaite lui-même diriger.

Le personnage de Louvetot garde une part de vitalité, trouve un certain réconfort en s’éloignant de Mortez. C’est peut-être lui qui est le plus touchant dans l’histoire puisqu’il manifeste une vraie amitié pour son collègue tout en le confortant dans une certaine misère affective. Gérard Jugnot n’a probablement jamais été aussi bon, avec ses petits gestes de tendresse envers les autres personnages (l’enfant notamment). Dans une des dernières séquences, Jean Rochefort est perdu parmi les mouettes, errant sans aucun but. Sa vie d’animateur est avalée par la grande distribution, par les autoroutes qui limitent la possibilité du road-movie mais la nostalgie n’est pas là. La fiction a encore de la route à faire.

Michel Mortez (Jean Rochefort) © Pathé Films

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