CINÉMA

(Re)Voir – « Le Bouton de nacre » : La mémoire de l’eau

© Valdivia Film

Le beau cycle proposé par la BPI du centre Pompidou, Chili, cinéma obstiné, s’est brutalement interrompu avec le reconfinement. Pour prolonger – virtuellement – cette plongée dans la mémoire empêchée du Chili, prenons le temps de voir, ou revoir, Le Bouton de nacre (2015) de Patricio Guzmán. Ce bijou taillé à même les brèches de la mémoire chilienne est une dérive poétique au cœur des méandres douloureux d’un passé stratifié.

«  Nous sommes tous des ruisseaux d’une seule goutte d’eau  » – Lettres blanches sur fond noir, la citation de Raúl Zurita, poète chilien, impressionne d’emblée l’esprit du spectateur. Les mots du poète, choisis par Patricio Guzmán pour ouvrir son documentaire Le Bouton de nacre, entrent en résonnance avec les quatre-vingt-deux minutes restantes du film. Ils irriguent tout un réseau ingénieux d’images qui fait résonner chaque goutte d’eau, chaque molécule d’une vibration vitale. Les images qui suivent sont caressées par la voix-off lentement mélancolique emmenée par Patricio Guzmán. D’un bloc de quartz vieux de 3 000 ans emprisonnant une goutte d’eau au désert d’Atacama depuis lequel se déploie l’espace infini de l’univers, en passant par des travellings vertigineux au-dessus de la cordillère des Andes et des milliers d’archipels de lluvia qu’elle forme en Patagonie, le réalisateur place son documentaire sous le signe d’une méditation poétique sur les différentes formes de l’eau, matrice éternelle pour certains, mais aussi sur sa mémoire.

Dans un prologue long de quinze minutes Guzmán éprouve la matière aqueuse au fil des images. Il la révèle aux yeux d’un spectateur hypnotisé dans toute sa complexité. L’eau solide, liquide, gazeuse, accueillante, effrayante, irrigue l’imagination. Elle s’infiltre de toutes parts et l’importance que donne le réalisateur aux effets sonores de l’eau contribue à lui donner un relief vivant. C’est d’ailleurs la grêle qui nous fait découvrir les montagnes de la cordillère à l’échelle humaine. Les formes et les sons remplissent l’espace mental du spectateur tout en modelant l’espace physique, social et historique du Chili et de l’univers.

L’eau matrice de toute chose comme le formulait Thalès en Grèce antique, n’est pas ici qu’un simple exercice de pensée pour ramener l’infinie diversité du devenir des choses à l’unité. L’écho des gouttes est le principe de deux événements fondateurs de l’histoire du Chili pour Guzmán. La Patagonie, entre terres et eaux, a fécondé des peuples qui font du rapport à l’eau un rapport principiel. Guzmán met en images l’histoire des Kawésqar, peuple qui a fait de la pratique du canoë une donnée essentielle de leur vie. La dimension poétique de l’image aqueuse plantée dans le prologue initial permet au réalisateur d’amener légèrement et efficacement une dénonciation politique du processus d’extermination de ces peuples à partir du XIXe siècle. C’est bien par l’eau qu’arrivent les premiers colons britanniques qui arrachent à sa terre natale un autochtone pour l’emmener un an en Grande-Bretagne. L’histoire de Jimmy Button donne son nom au film. Contre un bouton de nacre il accepte d’être arraché aux siens, à sa culture et à l’océan pour s’immerger en terres britanniques. Cette histoire vraie aux apparences de légende nimbe le film d’une nouvelle dimension poétique. Rendu à sa terre un an plus tard, Jimmy Button ne parle plus qu’à moitié sa langue natale. Son identité est perdue à jamais. Plus tard ce sont bien les colons qui tuent, chassent et enferment les populations Kawésqar. Sevrés de l’eau nourricière et lustrale, la Bible entre les mains, les peuples autochtones s’évanouissent sous le joug de la religion et de la répression armée.

Guzmán donne alors la parole aux quelques descendants vivants de ces populations. Il laisse judicieusement une large place à la langue kawésqar qui, par une frappante ironie de l’histoire, ne possède ni le mot «  Dieu  » ni celui de «  police  ». Après s’être fait confisquer le langage de l’eau, l’un des survivants confie que l’Etat leur interdit toute navigation. La mémoire persiste par le langage humain. C’est là toute la force du réalisateur, celle de donner une forme humaine à des hommes nommés Patagoniens en raison de leurs grands pieds, de donner la parole à ceux et celles qui se sont vus attribuer le nom de monstre par des monstres. Le manifeste politique de Guzmán est le dernier canoë kawésqar à glisser sur les eaux chiliennes, les opprimés en sont les rameurs.  

© Hugues Namur

Le réalisateur continue de tracer son réseau de ramifications aqueuses en faisant de l’île de Dawson, lieu où ont été enfermés les Kawésqar, le point de convergence entre les deux éléments fondateurs évoqués. L’île, de par sa configuration géographique qui en fait un espace isolé, est un lieu de mémoire par excellence. Elle se souvient des déportés politiques de la dictature de Pinochet. L’océan Pacifique, lui, se souvient des 1 200 corps d’opposants politiques balancés par-dessus l’hélicoptère. Une fois encore, le réalisateur fait glisser différentes strates de mémoire, la sienne, singulière, et celle de la société que le ressac de la mer active perpétuellement. Il plonge dans les abysses de douleur pour retrouver les rails de 30 kilos attachés aux victimes.

Si l’eau, au bout de 20 ans, a dissout les corps, elle conserve les traces de la cruauté des bourreaux. Les images précises saisissent les traces du passage des hommes et des femmes dans l’eau cimetière. En s’attardant sur un bouton incrusté dans un rail, le réalisateur noue définitivement le nœud de l’histoire. La mémoire aqueuse est du côté de ceux qui la regardent et la respectent. Le travail de la voix-off dans une simplicité mélancolique remarquable nous fait remonter le fil qui unissait le bouton à l’homme ou à la femme qui le portait pour faire remonter leur souvenir. C’est le fil de la responsabilité de l’humanité entière qui est déroulé car «  si l’eau a une mémoire, elle se souviendra aussi de ça  ».

© Katell Djian

L’île continentale qu’est le Chili, riche d’une côte de plus de 4 000 km, isolée de la civilisation occidentale par le plus grand désert du monde n’a pourtant pas de tradition maritime. Elle s’est tournée vers l’intérieur. Mais le réalisateur indique avec force que l’eau est la mémoire des oubliés. Pour le narrateur, « on dit que l’eau a une mémoire, je crois qu’elle a aussi une voix ». Alors dans les dernières minutes, le clapotis qui recouvre le champ, la pénétration régulière de la rame dans l’eau rythmée par la litanie de mots en kawésqar, s’ils closent cette déambulation visuelle, font éclore un monde. Celui de la grande conversation des âmes qui trouve sa source dans l’eau du monde.


Le Bouton de nacre est disponible en VOD sur Universciné, CanalVOD et Orange.

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