LITTÉRATURE

« Pour en finir avec l’homme préhistorique » – L’apport de l’archéologie du genre

Reconstitution de la femme Homo sapiens dite de l'Abri Pataud (Dordogne) d'après ses ossements. Cette jeune individue aurait vécu il y a 20 000 ans. Source : © S.Entressangle, E.Daynes / LookatSciences.
Reconstitution de la femme Homo sapiens dite de l'Abri Pataud (Dordogne) d'après ses ossements. Cette jeune individue aurait vécu il y a 20 000 ans. Source : © S.Entressangle, E.Daynes / LookatSciences.

© S.Entressangle, E.Daynes / LookatSciences.

La préhistorienne Marylène Patou-Mathis marque l’actualité littéraire avec son ouvrage L’homme préhistorique est aussi une femme. L’auteure y décortique les a priori ayant conduit à une marginalisation du rôle des femmes dans le discours porté sur les sociétés paléolithiques. Mais aussi les phénomènes de dépréciation des chercheu.r.se.s tendant à souligner la fausseté de ce discours.

Marylène Patou-Mathis, spécialiste des comportements de Néandertal, explicite l’évolution de la perception de la Femme, tantôt dépeinte comme vicieuse responsable de la Chute de l’Humanité ; tantôt comme figure maternelle bienveillante à ne pas détourner de sa prédisposition au care et à la reproduction. Cet état des connaissances approfondies permet au lecteur de mieux cerner le contexte d’élaboration et d’énonciation de l’analyse sur les sociétés passées. Mais aussi de rendre compte à quel point l’origine du discours scientifique portant sur les femmes est misogyne, à quel point la Préhistoire est tributaire de ce paradigme, à quel point celui-ci est encore vivace et à quel point ce discours a servi à légitimer une invisibilisation et une exclusion des femmes des cercles intellectuels. En tant que sujets d’études autant qu’en tant qu’actrices directes de la recherche scientifique. 

Marylène Patou-Mathis déconstruit l’image stéréotypée véhiculée à travers des docu-fictions et documentaires, qui ne cessent d’alimenter une vision connotée de la Préhistoire en usant de références fictives partagées collectivement. Ces véritables fantasmes, que l’on feint relevés d’une réalité archéologique, sont légion : une jeune femme blanche à demie-nue au physique de Raquel Welch prépare au fond de sa grotte un bon bison grillé tout en s’occupant de sa ribambelle de petits Homo Sapiens. Tandis qu’arrive victorieux, son homme, musclé et vêtu d’une peau de lion des cavernes. Cet Hercule des temps anciens ramène à sa joyeuse petite famille nucléaire de belles bavettes, chassées par la force de son bras dans les grandes steppes européennes du Pléistocène.

La division sexuelle des tâches au sein du foyer préhistorique apparaît ouvertement modelée sur le schéma occidental d’un idéal familial, selon un mécanisme, hélas bien connu en archéologie, de rétroprojection. Cette appréhension cantonne la femme à la maternité et à la sphère domestique dans un rôle « passif et marginal », jugé inhérent à sa seule capacité biologique d’enfanter. Tandis que l’homme préhistorique est résumé par son audace, son aspiration à survivre et à défendre les siens, devoirs et valeurs insufflés par son instinct profond. L’Homme s’illustre ainsi par la guerre tout comme l’Histoire que l’on enseigne à l’école ou au sein de notre quotidien, perpétuant de la sorte une virilité valorisée par la visibilité que lui accorde l’Histoire. L’orientation andocentriste de la recherche apparaît dès lors problématique car dénaturant les potentielles relations entretenues entre individus et en regard de leur environnement, et ce qu’importe leur sexe.

« Je ne critique pas les hommes. Je critique deux mille ans de civilisation qui font peser sur l’homme une hypothèque de fausse virilité et de fanfaronnade de coq. »

Propos tenus par Romain Gary lors d’un entretien avec Jacques Chancel dans l’émission « Radioscopie » en juin 1975. Cité par Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme, 2020, p. 7.

L’homme préhistorique s’avère aussi victime de ce portrait narrativisé, qui ne repose sur aucune donnée matérielle. Le Mâle alpha préhistorique est inventé comme un rustre débile caractérisé par une animalité féroce, essence de la dégénérescence et de la barbarie des temps anciens, a contrario de l’Homme moderne et civilisé que sont les chercheurs qui ont justement formulés ce discours. L’homme préhistorique est le fondement sur lequel s’édifie la légende de la violence comme déterminisme de l’Homme, qui ne peut échapper à sa soif de pouvoir. Pour répondre à ses  « pulsions », il conquiert tout ce qui attise sa convoitise. Sa figure est de facto également péjorative, étant associée aux grands singes, avant d’être elle-même transposé aux sociétés nomades et/ou de chasseurs-cueilleurs contemporaines étudiées dès le XIXième siècle par certains anthropologues et archéologues dans une démarche raciste.

« Faire remonter aux temps les plus éloignés l’inégalité des sexes revient en réalité à démontrer que celle-ci est naturelle et qu’il est dès lors vain de la remettre en question, tout comme l’ordre en place. Or la Préhistoire ne le peut pas, car elle ne peut exister dans le seul but de correspondre à l’idée que l’on se fait du passé. »

La préhistorienne souligne le caractère hypothétique et invalide de la non-participation de la femme à la chasse du fait de sa supposée mobilité réduite, de sa faible constitution physique et de son infériorité naturelle, qui aurait, fatalement, entrainé une répartition des rôles en fonction du sexe et aurait donné un caractère subalterne aux femmes. Ce mythe de l’homme-chasseur et de la femme-cueilleuse, basé sur une dualité homme/femme inéluctablement présupposée à l’analyse est sans cesse exploité dans les médias alors que cette théorie est elle-même réfutée par la discipline archéologique.

L’auteure détruit la légende autour des vénus, représentations de femmes caractérisées notamment par une hypertrophie des éléments anatomiques associées au corps féminin (fesses, seins, sexe). Ces figurations ont longtemps été appréhendés comme objet de culte, renforçant d’autant plus une vision de la femme-objet comme source d’inspiration, muse au centre des regards créatifs masculins, mettant ainsi de côté son potentiel inventif. Marylène Patou-Mathis aborde également les problèmes de conversation des artefacts et vestiges, les difficultés de lecture inhérentes à l’archéologie qui complexifient l’interprétation des données telles que la difficulté à attribuer un sexe à partir de restes osseux (dimorphisme sexuel faible pour les populations préhistoriques) et des représentations humaines, de par leur rareté et car elles relèvent d’une expression symbolique inaccessible aujourd’hui.

« Ces véritables fantasmes, que l’on feint relevés d’une réalité archéologique, sont légion : une jeune femme blanche à demie-nue au physique de Raquel Welch prépare au fond de sa grotte un bon bison grillé tout en s’occupant de sa ribambelle de petits Homo Sapiens. »

On ne saurait non plus justifier la division sexuelle par la prétendue sédentarité des femmes par la contrainte d’être à proximité des enfants, aux vues des observations ethnographiques et ethnologiques, qui montrent l’investissement d’autres membre du groupe dans l’élevage de progéniture. Il semble de plus nécessaire d’insister sur les recherches ayant démontré la nécessité d’une économie et d’un mode de subsistance basé sur l’entraide et la coopération pour optimiser la survie et la durabilité d’un groupe humain. On sait d’ailleurs que les femmes ne sont pas exclues de la chasse, que la cueillette constitue le centre de l’approvisionnement du groupe et que les processus de diffusion et de migration de personnes, d’idées et de marchandises ne sauraient être seulement l’œuvre des hommes.

Marylène Patou-Mathis insiste également sur l’accès difficile des femmes à la recherche scientifique et par extension au domaine de la Préhistoire, celles-ci étant peu sur le terrain, souvent relégués au travail de bureau et ne participant pas à l’imaginaire de l’archéologue à la « Indiana Jones ». Ce n’est que suite à la découverte du squelette de l’australopithèque Lucy dans les années 70 que la présence des femmes dans la Préhistoire n’a plus été niée ou ignorée. Les archéologues, dans une mouvance féministe, militent des lors en faveur d’une archéologie du genre rendant possible la mise en lumière les «  relations humaines dans les sociétés du passé, en particulier les rapports de pouvoir entre les sexe ».

La question de l’origine est dès lors fondamentale, car c’est au cour de la réponse à la question d’où venons-nous ? que se joue le pouvoir. Faire remonter aux temps les plus éloignés l’inégalité des sexes revient en réalité à démontrer que celle-ci est naturelle et qu’il est dès lors vain de la remettre en question, tout comme l’ordre en place. Or la Préhistoire ne le peut pas, car elle ne peut exister dans le seul but de correspondre à l’idée que l’on se fait du passé. Le fait est qu’on ne peut faire parler le passé à notre profit pour conforter une réalité le modèle, en instituant que celui-ci n’est que dans la continuité du présent. On ne peut ainsi exclure la possible existence de sociétés se basant sur un équilibre des sexes tout comme sur un système matriarcal, comme il en existe aujourd’hui. 

« À l’aube de cette civilisation nouvelle commence le grand récit de la supériorité virile, qu’allaient venir consolider, siècle après siècle, la mythologie (par l’image et le symbole), la métaphysique (par le concept), la religion (par la loi divine) et la science (par la physiologie). »

Olivia Gazalé, Le Mythe de la virilité, Editions Robert Laffont, 2017. Cité par Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme, 2020, p. 159.

L’archéologie du genre existe depuis bien plus longtemps que l’effet de mode que certains, mal intentionnés, arguent pour boycotter la sortie de tels ouvrages et dès lors décrédibiliser des démarches scientifiques innovantes. Le fait est qu’un pan de l’archéologie bataille depuis des décennies pour que les pistes interprétatives soient ouvertes à toutes les possibilités. Le propos est de simplement montrer que le doute est là et qu’il devrait toujours être là. Les femmes peuvent s’avérer artistes autant que les hommes, tout comme une personne noire de peau peut être l’auteur des représentations les plus iconiques de l’art pariétal.

Cette démarche passe par la revalorisation du rôle des femmes, mais aussi d’une période jugée sombre car contraire à notre définition de ce qui est civilisé. Il est nécessaire de ne plus invisibiliser les sociétés, territoires et états considéré.e.s longtemps comme sans Histoire et donc sans intérêt autres que leurs rapports à l’Occident. Peut-être que le livre L’homme préhistorique est aussi une femme tombe à point nommé, mais, n’en déplaisent aux détracteurs, peut-être que la médiatisation des luttes sociales qui animent aujourd’hui notre monde rend possible à la voix qu’il porte de sortir, enfin, de l’ombre de sa grotte.

Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme, Editions Allary, Octobre 2020, 21,90 euros.

Pour approfondir le sujet :

Claudine Cohen, Femmes de la Préhistoire, Editions Belin, Octobre 2016. Présenté dans l’émission France Culture « Que savons-nous des femmes de la Préhistoire ?  »

Alain Testart, Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs, Cahiers de l’Homme : Ethnologie – Géographie – Linguistique, Nouvelle Série XXV, Presses de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1986.

Boneless Archeologie (Chaîne Youtube de Jennifer Kerner, préhistorienne et thanato-archéologue).

C’est une autre histoire, (Chaîne Youtube de Manon Champier, historienne), [vidéo en ligne], « Les erreurs sexistes de l’archéologie  ».

Collectif Paye ta Truelle qui lutte contre les violences sexistes, racistes, homophobes, biphobes et contre les discours validistes et classistes dans le milieu de l’archéologie. Instagram : @payetatruelle / Facebook : payetatruelle

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