SOCIÉTÉ

Face au nouveau Congrès, les démocrates en quête de sens

© AOC / Twitter – La progressiste Alexandria Ocasio-Cortez regardant le modéré Joe Manchin.

Une fois les élections passées, l’heure est au bilan pour les démocrates américains. Joe Biden s’installera à la Maison-Blanche en janvier prochain. Face à lui se trouvera un Congrès pour l’instant divisé, entre Chambre démocrate et Sénat républicain. Cette distribution rebat les cartes pour la « gauche » : le mandat à venir s’annonce plus difficile que prévu.

Le lourd suspense américain de ces derniers mois est dénoué, l’angoisse retombée au sein de la «  gauche  » américaine. Donald Trump ne sera pas le commandant du navire pour quatre ans de plus (encore faut-il qu’il accepte de débarquer, mais c’est une autre histoire). C’est donc une «  ère  » démocrate qui s’ouvre à nouveau, avec sa dose de mystères, d’enjeux, d’arrangements, de stratégies. L’élection de Joe Biden a catalysé le parti démocrate et ses électeurs dans un immense effort collectif, jugé nécessaire. Mettre «  le Donald  » hors d’état de nuire n’est cependant pas la fin du voyage pour un parti qui a du mal à se trouver. C’est même certainement le début d’un long travail de (re)définition.

L’art de la contorsion

Cela fait quatre ans que les démocrates américains attendent leur revanche et mûrissent leur plan de bataille pour y parvenir. Davantage attirés par l’idée d’un effort collectif pour vaincre Trump, plutôt que par l’idée d’une remise en question profonde du parti et de ses stratégies, ils ont tôt posé les fondations d’une campagne qui s’avèrerait être celle du «  un pour tous, tous contre Trump  ». Et Joe Biden fut choisi pour être celui derrière qui tout le monde se placerait, non par envie, mais par devoir.

Ils furent très nombreux à se plier à la discipline du parti, politiciens, militants ou encore électeurs. Pour certains, cet acte s’apparentait bien à de la contorsion. Comment des éléphants de la gauche comme Bernie Sanders ou encore Alexandria Ocasio-Cortez se sont-ils résolus à promouvoir le vote utile  ? Parce qu’il n’y avait pas de plus grande menace pour la gauche et ses électeurs que le renouvellement, pour quatre ans, de Donald Trump, devenu, aux yeux de tous, un pompier pyromane jouant des fractures de son pays. Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez sont même allés jusqu’à s’engager aux côtés de Biden en constituant une task force destinée à travailler en étroite collaboration avec l’équipe du candidat démocrate. Résultat  : le programme de Biden s’est légèrement élargi vers la gauche, sans pour autant faire de lui un «  socialiste  ».

Le parti a mobilisé tout ce qui était mobilisable, des organisations de jeunesses aux élus du Congrès, en passant par un ancien président charismatique. Dans le contexte si particulier d’une campagne en temps de pandémie, les équipes du camp démocrate ont dû revoir les habitudes  : pas de meetings géants, usage massif d’internet et des réseaux sociaux, campagnes locales.

Dans les les «  battleground states  », les démocrates ont largement bénéficié de la mobilisation de jeunes militants  : en Arizona, les jeunes latinos ont permis de faire basculer ce bastion républicain au profit de Biden, tout comme les jeunes noirs de Détroit, en Géorgie. Ce front démocrate devait contrer les efforts trumpistes vers la Maison Blanche, mais également au sein du Congrès, renouvelé au début du mois de novembre.

Des résultats modestes, à qui la faute  ?

Comme souvent en politique, la magie n’a pas opéré. La «  vague bleue  » n’a pas frappé les États-Unis. Joe Biden a certes été déclaré vainqueur. Mais le Congrès, que les démocrates considéraient déjà comme leur résidence secondaire, ressemblera davantage à une colocation dont ils n’ont pu choisir l’autre locataire  : le parti républicain.

La suite devrait être plus compliquée que prévue, et les visées démocrates contrariées. Le Congrès américain sera divisé, pendant au moins deux ans, entre Chambre démocrate (218 sièges contre 202 pour les républicains) et Sénat, pour le moment, républicain (50 sièges contre 48 pour les démocrates). Deux sièges sont en suspens dans l’État de Géorgie : les électeurs vont être rappelés aux urnes, fait rarissime aux États-Unis. Les résultats de ce vote seront déterminants. Ils pourraient confirmer la tendance d’un Congrès divisé, ou au contraire permettre une égalité entre républicains et démocrates au Sénat. Dans ce cas, ce serait à la vice-présidente Kamala Harris de trancher pour, on l’imagine, soutenir son camp.

Ces résultats ont laissé place à l’amertume dans le camp démocrate, puis à l’introspection. Comment la machine démocrate, pourtant si bien rodée, a-t-elle pu s’enrayer  ? Les idées de réponse ont fusé dès le lendemain des élections, témoignant de la profondeur des divisions qui traversent le parti. Il faut dire que ce parti a changé.

Pour les modérés, ces résultats décevants ont à voir avec le discours tenu par les progressistes, qualifiés parfois de «  radicaux  », à l’instar du Squad formé d’Alexandria Ocasio-Cortez, d’Ilhan Omar, de Rashida Tlaib et d’Ayanna Pressley, toutes réélues à la Chambre. Ce discours irait beaucoup plus loin que ce que la plupart des électeurs démocrates attendent, et mettrait les candidats démocrates des États les plus disputés en danger, comme le déplore Conor Lamb, élu de Pennsylvanie à la Chambre, démocrate modéré.

Les positions «  radicales  » sur un «  définancement de la police  » ou encore sur l’interidiction de la fracturation hydraulique du sol (pour l’accès aux ressources) sont notamment désignées comme dangereuses, et coûteuses en voix, dans des États où les questions de sécurité ou encore d’énergie sont au centre de la vie quotidienne de millions de personnes.

Les progressistes pointent du doigt un autre problème. Le parti démocrate serait en train de sombrer dans sa propre obsolescence en refusant de moderniser ses manières de faire campagne. Alexandria Ocasio-Cortez, dans une interview accordée au New York Times le lendemain du scrutin, déplore notamment l’usage insuffisant d’internet et ainsi le décalage entre le parti et ses électeurs, faisant des démocrates des «  cibles faciles  » pour les républicains.

La désunion s’est manifestée tout particulièrement lors d’une conférence téléphonique tenue par plusieurs responsables du parti, notamment Nancy Pelosi et Cheri Bustos, qui ont dirigé la campagne démocrate. Plusieurs élus modérés ayant frôlé la défaite ont ainsi désigné les progressistes et leur imprudence comme un facteur de «  défaite  », tandis que plusieurs élus progressistes se sont réjouis de l’effet que ces discours plus «  radicaux  » ont eu sur les jeunes, les latinos et les noirs, qui se sont mobilisés massivement.

Le problème démocrate, pour être résolu efficacement, doit ainsi être vu dans son entièreté, et selon les différentes dimensions qui le constituent. Si la stratégie du parti semble à revoir, et cela semble être l’avis de tout le monde, les avis divergent également en termes d’idées, de vision. Reste à savoir quelle ligne va encourager le président Joe Biden au cours de son mandat, et quelle tendance va se trouver renforcée.

Le président de tous les Américains, et surtout des modérés

Le président Joe Biden pourrait bien jouer les boussoles pendant ces quatre prochaines années. La ligne qu’il adoptera une fois en fonction est en effet susceptible de ressortir fortifiée de ce mandat démocrate, et de s’imposer à terme au sein du parti.

La tendance est presque déjà donnée. Lorsque Joe Biden prend la parole pour la première fois après avoir été déclaré vainqueur par les grands médias du pays, le ton est à l’union.

« Je travaillerai aussi dur pour ceux qui n’ont pas voté pour moi, que pour ceux qui m’ont choisi ».

Joe Biden, président élu des États-Unis

Une fois ce décor planté, qu’attendre de ce mandat pour les démocrates  ? Une chose est sûre, les résultats du Congrès ne permettent pas à Biden de gouverner confortablement. Il ne pourra pas compter sur une majorité démocrate si le Sénat reste républicain. Il devra de fait tendre la main vers les républicains, ce qui signifie d’ores et déjà que son agenda ne saura satisfaire la partie la plus progressiste de son électorat. Les mesures les plus ambitieuses, qu’il s’agisse par-exemple du Medicare pour tous ou encore d’un Green New Deal, semblent être à oublier.

Alors que les premières nominations de l’administration Biden sont en train de tomber, la tendance se renforce. Janet Yellen, ancienne gouverneure de la Banque Fédérale (la Fed), est en passe de devenir secrétaire au Trésor, tandis que les progressistes espéraient y voir Elizabeth Warren. Ces nominations devant être approuvées par le Sénat, il ne fait presque aucun doute que cette administration devrait faire la part belle aux modérés.

De nombreuses questions se bousculent ainsi, trois semaines après l’élection de Joe Biden. La première interroge la capacité à jongler du futur président, qui déterminera très certainement l’union (ou au contraire, le divorce) des différentes tendances de son parti. Saura-t-il donner des gages de loyauté aux courants qui ont permis son élection  ? Ou au contraire, participera-t-il à la marginalisation d’un courant progressiste qui semble pourtant prendre de l’ampleur au sein de la société américaine  ? Plus largement, c’est le fonctionnement de la démocratie américaine qui est à l’épreuve de ce mandat démocrate  : un dirigeant peut-il gouverner en tendant davantage la main à ses opposants qu’à ses électeurs  ? Dans un pays fracturé et fragilisé par des crises sociale, économique, politique qui se superposent, rien n’est moins sûr.  

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