crédits : éditions Flammarion
Le 28 octobre 2020 est paru chez Flammarion Devenir Beauvoir, signé de la main de Kate Kirkpatrick, philosophe spécialiste des Simone de Beauvoir studies. Dans cet important ouvrage, l’autrice rend à Beauvoir ce qui est à Beauvoir et met en exergue la réception misogyne d’une des œuvres les plus importantes du XXe siècle.
La première question que l’on se pose – et à laquelle répond Kate Kirkpatrick – en ouvrant son ouvrage, c’est la justification de son existence. Si l’œuvre colossale de Beauvoir a indéniablement fait l’objet d’une réception misogyne tout au long de sa vie, des biographies ont déjà été écrites sur le personnage de Simone de Beauvoir, notamment par Tony Moil et Deirdre Bair, cette dernière l’ayant écrite de son vivant et ayant ainsi bénéficié de la possibilité de s’entretenir avec Beauvoir pour documenter son ouvrage.
Pourtant, ces travaux, ainsi que les Mémoires écrites par Beauvoir elle-même, ne sauraient dire toute la vérité sur ce que fut sa vie. La publication récente de ses Cahiers de jeunesse (Gallimard, 2008) et de sa correspondance avec Claude Lanzmann apportent un éclairage neuf sur ce que fut sa vie : il s’agit aujourd’hui de rendre justice à celle qui fut injustement considérée toute sa vie comme la disciple de Sartre.
À l’ombre de Jean-Paul Sartre
La thèse défendue par Kirkpatrick selon laquelle la réception de l’œuvre beauvoirienne fut teintée de sexisme fait écho à la réception des Mémoires d’une jeune fille rangée dans lequel l’autrice revient notamment sur sa jeunesse dans le très cossu Saint-Germain-des-Prés, son amitié avec Zaza, son amour pour son cousin Jacques ou encore la question de l’existence de Dieu qui vient très tôt la hanter. L’ouvrage se clôt sur son arrivée à la Sorbonne et sa réussite de l’agrégation de philosophie (elle finira deuxième, juste derrière Sartre). Une vingtaine de pages sont consacrées à sa rencontre avec le philosophe – qu’elle n’apprécie pas particulièrement au début – tout au plus. Pourtant, le résumé de l’œuvre proposé par la quatrième de couverture est le suivant :
« Sartre répondait exactement au vœu de mes quinze ans : il était le double en qui je retrouvais, portées à l’incandescence, toutes mes manies. Avec lui, je pourrais toujours tout partager. Quand je le quittai au début d’août, je savais que plus jamais il ne sortirait de ma vie. »
Mémoires d’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir
Cet exemple de sexisme avec lequel est reçu l’œuvre de Beauvoir n’en est qu’un parmi les centaines (les milliers ?) qui jalonnent son parcours. Kirkpatrick revient dessus avec sarcasme et partage avec le lecteur son agacement : quand bien même elle esquisse déjà les théories existentialistes, philosophie qu’elle crée aux côtés de Sartre, celle-ci sera toute sa vie comme sa « première disciple » ; les articles et critiques traitant son travail ne manqueront jamais de rappeler l’existence de Sartre dans sa vie et l’influence disproportionnée qu’on lui prête sur son œuvre.
Toutes les nécrologies de Beauvoir mentionneront son nom (voire parleront plus de Sartre que de Beauvoir elle-même), tandis que rares seront les nécrologies de Sartre mentionnant Beauvoir. Pour le centenaire de sa naissance, Le Nouvel Observateur ne trouvera rien de mieux qu’une photo d’elle nue (prise à son insu) pour lui rendre hommage.
« Le couple le plus mythique du XXe siècle », une histoire d’amitié ?
Si la presse de l’époque s’échine à dépeindre Beauvoir en amoureuse « jalouse », « trompée », de Sartre, Kate Kirkpatrick rappelle avec justesse les mots de Beauvoir concernant ce dernier. S’il fut certes son amant pendant un temps et son « amour nécessaire » (selon ses propres mots), il fut surtout tout au long de sa vie « l’ami incomparable de sa pensée. »
La postérité a largement retenu la réputation de coureur de jupons de Jean-Paul Sartre, laissant à Beauvoir le rôle stéréotypé de femme trompée. Pourtant, il est nécessaire de rappeler le pacte qui fut à l’origine de la mythique histoire d’amour : si Simone et Jean-Paul sont respectivement leur « amour nécessaire », ils s’autorisent tout de même des « amours contingentes ».
Les Cahiers de jeunesse ainsi que sa correspondance avec Claude Lanzmann ont montré que Beauvoir, loin d’avoir mené la vie qu’on lui prêtait, a eu des relations intimes avec plusieurs femmes (parmi lesquelles d’anciennes étudiantes), mais surtout avec ceux qui furent les véritables amours de sa vie : l’écrivain américain Nelson Algren et le documentariste Claude Lanzmann, avec qui elle partagea sa vie et son appartement. Il fut le seul avec qui elle vécut en concubinage pendant sept ans.
Pour des raisons qui demeurent obscures – peur du scandale, volonté d’épargner ses proches ou de transmettre une morale à travers son œuvre qui serait moins précise si elle livrait trop de choses sur sa vie – Beauvoir tait ses relations contingentes à son public. Elle fait également l’éloge dans ses Mémoires de l’œuvre sartrienne, et minimise son apport à cette philosophie qu’elle a pourtant contribué à élaborer.
Si à plusieurs reprises elle sera effacée au profit de Sartre, notamment en ne se qualifiant pas philosophe – « Le philosophe, c’est Sartre » – et en choisissant la voie de la littérature, elle conclura pourtant ses Mémoires par cette phrase : « J’ai été flouée. »
Rendons à Beauvoir ce qui est à Beauvoir
L’ouvrage de Kate Kirkpatrick accomplit sa mission – rendre à Beauvoir son rôle majeur dans la philosophie de son siècle – et rend ainsi justice à l’œuvre de l’intellectuelle. Elle explique avec justesse que, même si celle-ci ne se qualifiait pas de philosophe, son œuvre fut éminemment philosophique et qu’en réalité, il est assez commode de réfuter l’étiquette de philosophe pour des auteur.ice.s qui proposent une pensée novatrice, à l’instar d’Albert Camus.
Kate Kirkpatrick met également en exergue des notions précises de philosophie qui ont été attribuées à Sartre : les notions de contingence, le principe de situation ou encore de mauvaise foi, apparaissant dans l’Être et le Néant mais qui sont déjà esquissées dans les Cahiers de jeunesse. De même, tandis que Sartre se contente de brosser un portrait très pessimiste de la condition humaine, Beauvoir va plus loin et propose dans L’invitée une morale applicable à la vie. Avec Devenir Beauvoir, l’autrice rétablit enfin la vérité sur l’originalité de la pensée de Beauvoir, qui sera dépréciée tout au long de sa vie, au prétexte que la pensée d’une femme ne peut être inédite.
« Plus tard dans sa vie, lorsque Beauvoir se sera mise à revendiquer son originalité propre, elle reviendra sur la réception du Sang des autres. Dans La Force des choses, elle rappellera ainsi que le thème principal de son roman était ” le paradoxe de cette existence vécue par moi comme ma liberté et saisie comme objet par ceux qui m’approchent “. Mais ces intentions échappèrent au public ; le livre fut catalogué comme un ” roman sur la Résistance ” et un ” roman existentialiste “. Comme s’il ne suffisait pas que ses lecteurs prennent ses livres pour des ” romans à thèse ” – et, pire encore, réduisent ces thèses à la philosophie de Sartre ! »
Devenir Beauvoir, Kate Kirkpatrick
Le livre rend compte de l’apport majeur de sa philosophie et du Deuxième Sexe en particulier – dont on prêtera une fois de plus l’initiative à Jean-Paul Sartre – sur les conditions réelles de vie des femmes, en faisant changer des lois sexistes et en participant à une prise de conscience généralisée de l’aliénation que constitue le destin féminin.
Simone de Beauvoir, l’audacieuse
Le plus grand mérite du livre est de faire état du destin peu commode de cette femme qui a su, à force de ténacité, s’affranchir de la plupart des limites que lui opposaient son époque et ses contemporains. Derrière celui de Beauvoir se dessine le portrait de Simone : une femme insoumise qui a eu une vie riche et dense.
L’indépendance financière permise par ses métiers de professeure, collaboratrice à la revue les Temps Modernes (cofondée avec Sartre) puis écrivaine lui ont permis de voyager dans le monde entier et de n’être jamais confinée au rôle de femme d’intérieur, que lui prédisait pourtant sa naissance.
Si elle n’a pas eu d’enfants, elle a constitué une « famille » (telle qu’elle l’appelait), riche de toutes les rencontres et amant.e.s cotoyé.e.s au fil des années. Elle n’a pas été avare en amour : si elle est enterrée aux côtés de Sartre, son amour nécessaire et l’ami incomparable de sa pensée, au cimetière du Montparnasse, elle aura vécu des passions multiples, avec des femmes et des hommes.
Simone de Beauvoir a sans aucun doute été bridée et humiliée par l’époque qui l’a accueillie. À la lecture de cette biographie brillante et richement documentée, on s’agace avec Kate Kirkpatrick de la manière dont la presse (majoritairement masculine à l’époque) traite sa pensée et ses ouvrages. Néanmoins, la lecture du portrait de cette femme géniale et subversive donne une leçon qui tient de l’universel : à défaut de choisir qui l’on est, il nous est possible de choisir qui l’on devient.
« Nous ne saurons jamais comment c’était d’être Beauvoir de l’intérieur : la vie racontée ne saurait ranimer la vie vécue. Mais, bien que la considérant de l’extérieur, n’oublions pas quel volontarisme elle a déployé pour devenir elle-même. »
Devenir Beauvoir, Kate Kirkpatrick
Devenir Beauvoir de Kate Kirkpatrick, éditions Flammarion, 26 euros.