CINÉMA

Rencontre avec Maura Delpero – « Je voulais faire un film qui pose des questions »

©MementoFilms

©MementoFilms

À l’occasion de la sortie de sa première fiction Maternal, nous avons rencontré Maura Delpero, réalisatrice italienne née à Bolzano en 1975. Une artiste qui possède une palette culturelle pluridisciplinaire : elle fait des études de dramaturgie et de littérature, aime profondément la photographie et a réalisé des documentaires et des moyen-métrages.

Avec Maternal, Maura Delpero veut poser des questions, sur le maternage, sur les femmes et leurs désirs, leurs interdits. Elle choisit un lieu, le foyer d’accueil religieux, qu’elle a arpenté en long et en large. S’y croisent des portraits de femmes, tous plus complexes les uns que les autres, répondant à une question pourtant universelle : celle de l’amour maternel. Rencontre avec Maura Delpero mais aussi avec Sœur Paola, Luciana, Fatima, et tant d’autres.

« J’ai fait un film sur des mères imparfaites »

Maura Delpero

Vous avez fait du moyen-métrage et du documentaire, pourquoi avoir choisi ce sujet de l’instinct maternel pour votre premier long-métrage  ?

Maura Delpero : C’était un peu un désir à moi de faire un film sur la maternité. C’était intime au début et au fur et à mesure de mes recherches, je me suis rendue compte que c’était important de faire un film sur la maternité. C’est devenu un désir idéologique, politique, social de parler de la maternité comme sujet qui n’est pas uniquement lié aux femmes. Elles ne devraient pas avoir cette charge d’être des mères parfaites, et j’ai donc fais un film sur des mères imparfaites. Je voulais faire un film sur des maternités difficiles. Je ressentais que dans la maternité, il y avait des sentiments contradictoires et surtout dans la maternité adolescente qui relève d’un paradoxe. C’est une personne qui est en train de grandir encore, qui a une manière d’être au monde avec une densité compliquée à concorder avec la maternité et un corps qui héberge tout ça. C’était le point de départ. Pendant mes recherches, j’ai travaillé dans un foyer de mères adolescentes, laïque et religieux. Et dans les foyers religieux, j’ai découvert une autre contradiction intéressante  : la cohabitation de ces jeunes mères avec des femmes qui ne pouvaient pas être mères. Je me suis demandée ce qu’il se passait entre ces femmes qui se croisent, certaines avec des bébés dans les bras. Et puis, il y a aussi la question de ces femmes qui choisissent la vocation de la religion jeunes et qui n’ont souvent pas encore éprouvé le désir maternel.

C’est le cas avec le personnage de Sœur Paola ?

Oui, Sœur Paola arrive avec une réponse très claire sur les relations humaines. Je pense que c’est un personnage qui a malgré sa présence très angélique, virginale, une aura intense qui avait besoin d’un amour inconditionnel. C’est une figure pont, qui a plus d’attraction pour les filles du foyer que ses collègues. Elle découvre dans le foyer qu’il y a un amour inconditionnel dans le monde et qui est l’amour d’une mère, et ça la met en crise. Et puis il y a cette confrontation entre les filles et les autres sœurs âgées. Je pense qu’elles ont peur des jeunes filles. Ces femmes, si elles sortent du foyer ne savent pas comment faire face au monde. C’est pour ça que dans le film, elles ne recadrent pas vraiment les comportements des filles, c’est une forme d’incapacité, d’insécurité. Et il y en a une qui s’occupe des enfants et qui a 84 ans  ! Elle est dans un autre monde.

Le film se passe en Argentine où l’avortement est illégal. Est-ce une manière de faire passer un message  ?

Oui et non. Je n’aime pas trop l’idée du message et je pense que si c’est notre objectif, il faut le faire avec un documentaire très militant. Moi c’est autre chose, je voulais poser une question et que les gens se posent cette question. Je voulais approfondir ce thème et je voulais que le spectateur sorte de la salle avec plus de questions que de réponses. Les questions font plus réfléchir, elles sont philosophiques, humaines. Je voulais que le spectateur soit éloigné du jugement facile et rapide et qu’il comprenne que ce sont des situations très complexes. Qu’est ce que c’est que l’importance de ce genre de choix dans une vie de femme  ? Qu’est ce que la différence sociale  ? Mon film ne porte pas seulement sur une loi d’avortement (même si ça changerait beaucoup de choses !) mais aussi sur le fait que l’avortement en Argentine existe mais illégalement et est très cher. Les filles que je rencontre et raconte n’ont pas pu avoir le choix. Et ça rend ça encore plus injuste. C’est même encore plus complexe car il y a des filles qui ont vu leurs mères dans une situation qu’elles n’avaient pas choisi, dépendantes financièrement et psychologiquement d’un homme. Et donc elles pensent qu’elles n’ont pas vraiment le choix d’être mère et que ça leur donne un statut, et elles le font pour avoir une espèce de reconnaissance sociale. Et ça va encore plus loin  : il y a une fille par exemple qui désire un homme qui la frappe. Qu’est-ce que ça nous dit de la société patriarcale  ?

« Le foyer en soi est un gros ventre »

Maura Delpero

Il y a plusieurs incarnations de l’instinct maternel, est-ce votre moyen de montrer qu’il y a plusieurs manières d’être mère  ?

Justement pour moi, ce n’est pas un film sur la maternité mais sur le maternage, sur ce que c’est que prendre en charge quelqu’un. Et c’est aussi pour ça que la maternité va prendre plusieurs chemins  : biologique, adoptive, sélective. Même les sœurs sont des sortes de mères pour les filles. Et la sœur la plus vieille est une grand-mère. En fait, le foyer en soit est un gros ventre. La scène où Fatima entre alors que Sœur Paola fait une prière et lui demande de ne pas s’arrêter est une scène maternelle bien plus que religieuse. C’est comme si elle lui récitait une berceuse.

Les femmes subissent la grossesse dans ce film. Est-ce important pour vous de faire la distinction entre être une femme et être une mère  ?

Il y a une différence entre les femmes qui ont une attitude maternelle envers le monde (sans parler de leurs enfants biologiques uniquement) et celles qui ne l’ont pas. L’idée du film était d’enlever le jugement fait aux femmes, de dire que si une femme ne ressent pas d’instinct maternel, c’est comme ça. Elles ont peur de se l’avouer, de ne pas correspondre aux attentes et se retrouvent dans une très grande solitude. Et cette forme de tension se passe aux enfants, c’est comme les cocottes-minutes  : on prend sur soi, on essaye de gérer tout et de le montrer en apparence et puis bam, ça explose, les cris, etc. C’est intéressant l’écriture parce que tu écris et tu ne te rends pas compte de pourquoi tu écris, tu le fais inconsciemment, et puis deux ans après, je me suis rendue compte que je creusais dans la relation que j’avais avec ma mère, qui n’était pas une mère adolescente dans son attitude et pas dans son âge. Et j’ai beaucoup absorbé sa tension et sa solitude. Elle sentait le jugement qui lui était fait sur sa maternité. Si le bébé pleure, c’était une affaire de femme, et ça, ça la pesait en silence.

La relation entre Sœur Paola et Luciana, assez ambiguë entre fascination et jalousie, comment pouvez-vous l’expliquer  ?

Je les ai unies rien que par la forme du film qui fait une boucle : Sœur Paola arrive en taxi au début et Luciana quitte le foyer dans un taxi à la fin. C’est deux personnages qui se ressemblent beaucoup plus que l’on ne pense. La rencontre est comique  : une vierge devant une femme en mini-jupe toute maquillée. On se dit qu’elles viennent de deux planètes différentes. Et puis à la fin il y a une reconnaissance silencieuse, dans le fait d’avoir eu le courage de se tromper, de suivre un désir malgré les responsabilités : Luciana abandonne l’amour de son enfant et Sœur Paola celui du Christ. Elles se reconnaissent dans leurs transgressions.

Et la relation d’amitié entre Fatima et Luciana suit un schéma assez particulier de leader et de suiveur. La rupture de ce schéma à la fin, que veut-elle dire  ?

Je me suis inspirée d’une amitié adolescente que j’ai eu. Pour moi cette amitié relève de l’adolescence et rappelle que ces mères sont avant tout des ados. Ce sont des amitiés par opposition que l’on retrouve beaucoup à cet âge-là où l’on est en quête de notre identité. Tu suis un peu ce qui te manque, comme un jeu de miroir. Et quand on suit une personne et qu’on finît par s’en émanciper, la souffrance résonne aussi de l’autre côté. Fatima s’émancipe en sachant qu’elle aime profondément Luciana mais sait que ce n’est pas une amitié qui lui fait du bien. Le premier «  non  » dans ces situations, lorsqu’il arrive après tant de «  oui  » est très souvent un non définitif et irrévocable.

MARTERNAL de Maura Delpero - Cinémas Les 400 coups - Angers
©MementoFilms

Luciana, on ne la déteste vraiment jamais malgré toutes ses erreurs. Mais pourquoi revient-elle  ?

(Rires) À un moment le masochisme se termine. Quand on te frappe une fois, deux fois, trois fois…Et puis elle aime vraiment sa fille. Pour beaucoup de ces jeunes filles, ce foyer est aussi une maison, une référence de stabilité dans leur monde. Tous ses repères sont là-bas, sa fille, son amie, la protection. Ça reste ambigu car il s’agit d’un lieu de protection et de clôture. Elle est comme une adolescente qui se barre par la fenêtre de sa chambre de chez ses parents et qui finit par revenir. Sauf que là, petit détail, elle a une fille… Et légalement ça ne passe pas, une petite bêtise dans la vie d’une mère adolescente.

Lorsque Fatima ressent ses premières contractions, vous faites un plan sur sa main uniquement et ses mouvements. Pourquoi  ?

C’était un choix formel et esthétique. Je ne voulais pas trop souligner la situation de l’accouchement. J’aurais pu faire un film très cru, très documentaire, où je filmais l’accouchement de la minute A à la minute B. Mais dans un film comme ça, je préférais faire un pas en arrière plutôt qu’un pas en avant. Et cette attitude revient beaucoup  : quand Sœur Paola arrive et voit l’intimité de Fatima et de son fils, elle fait un pas en arrière et referme la porte. J’ai donné à Sœur Paola le geste que je voulais faire comme réalisatrice.

« Le film est une invitation radicale »

Maura Delpero

Il n’y a qu’une figure masculine dans le film. Pourquoi ce huis-clos féminin  ?

Il y a un cadre et un hors-cadre. Dans le hors-cadre, il y a tous les hommes de la religion qui est très masculine. Les sœurs disent qu’elles sont esclaves du Christ ou épouses du Christ. Sœur Paola arrive avec une statuette du Christ qui est son fiancé. Ce hors-cadre est énorme et puissant car il laisse la possibilité d’imaginer la paternité de ce grand monde. C’était aussi pour respecter la réalité  : ces foyers sont vraiment des mondes sans hommes. Les jeunes pères qui assument l’enfant sont très peu nombreux. Et c’est ce que feraient aussi les jeunes filles si elles pouvaient fuir leur corps. C’est aussi le choix du huis-clos que tu mentionnes  : le film est une invitation radicale. En tant que spectateur, tu rentres, tu t’assoies une heure et demie et tu ressors. Je voulais une sensation presque de claustrophobie. Même la seule scène extérieure fait partie du huis-clos car on reste dans l’introspection du sujet, on a fait un vrai travail sonore sur cette scène pour avoir cet effet tourbillonnant, cette sorte d’ampoule sonore autour du personnage. C’est d’ailleurs le seul moment du film où on a fait un travail sonore expressionniste et pas réaliste.

La maternité est un sujet de femme pour vous  ?

Non pas du tout, et j’espère qu’on fera des films sur la paternité. Mais ce film là était sur les femmes parce que je pense qu’en ce moment, et j’espère que ça va changer, la société demande aux femmes autre chose qu’aux hommes. Ce n’est pas la même pression.

C’est un film féministe  ?

Bien sûr. (Rires) Après le mot féminisme est complexe. Dans l’histoire du féminisme, il y a eu je ne sais combien de féminismes qui sont très différents. Je ne suis pas d’accord avec tous les féminismes. J’ai une tendance à l’inclusion et non à l’exclusion parce que je pense que ça doit être une lutte collective et je veux bien la parité plus que l’égalité. Je dirai que mon film est plus anti-patriarcal, anti-machiste. Et il donne une réflexion sur le poids que ressentent les femmes autour de ces questions. Ce poids doit être partagé. Il y a des jours où je me dis que l’on est vraiment encore au Moyen-Âge. D’autres jours je suis plus optimiste et je me dis que ma grand-mère ne sortait pas de la cuisine, après dix accouchements, qui ont pris vingt ans de sa vie. Et après elle me disait «  le mariage c’est une connerie  ». Elle savait.

Il y a un contraste très fort entre discipline et révolte. Comment les faites-vous coexister dans votre film  ?

Il y a une dichotomie dans le monde. Le Ying et le Yang par exemple. C’est intéressant de voir comment l’un reflète sur l’autre. C’est leur confrontation qui fait ressortir le contraste. Moi c’est ce qui m’a provoqué une attraction audiovisuelle dès le début, de se dire que ces gens vivent ensemble. Ça relève du comique parfois comme cette scène de la fête où j’ai voulu synthétiser ce contraste. Il faut savoir où se trouve le trait d’union, comme avec les personnages de Sœur Paola et de Luciana qui sont opposés et l’enfant sert de trait d’union.

maternal | en salles le 7 octobre – Memento Distribution
©MementoFilms

Pourquoi ce refus d’accepter la religion pour les jeunes filles  ?

C’est plus qu’un refus de la religion, c’est un refus de l’autorité et des adultes. Je travaillais comme professeure dans les lycées et il y a un moment dans la vie des adolescents où le fait d’incarner l’autorité te met dans une situation qu’il faut combattre. Pour ces filles, personne ne peut leur dire ce qu’elles ont le droit de faire. Et puis elles sont dans une phase de découverte sexuelle et elles n’ont pas vraiment d’estime pour les sœurs qu’elles ne respectent pas. Il y a un vrai manque de compréhension entre ces deux groupes. Les filles y voit l’ennui, la mort. Et puis c’est vraiment un film sur les corps, qui grandissent, ces corps cachés, et Luciana par exemple veut montrer son corps, c’est son langage avec le monde. Donc elle ne comprend pas celle qui cache son corps. Elle se demande ce qu’elle peut cacher, elle n’a pas confiance.

« Je voulais me donner une discipline du regard »

Maura Delpero
Hogar, de Maura Delpero
©MementoFilms

Il y a beaucoup de plans presque photographiques. Vous avez accordé une notion particulière à l’esthétisme  ?

Oui. Il n’y a aucun mouvement de caméra dans tout le film. Le chef-opérateur en souffrait (rires). C’était un film sur un foyer, qui est un lieu immobile. Donc le langage devait reproduire l’immobilité, cette sensation de ne pas pouvoir sortir, d’être enfermé. C’est une temporalité circulaire, avec des rituels, la prière, le cycle de la maternité. C’était aussi, encore une fois, une question de délicatesse, de ne pas utiliser une caméra qui va chercher des choses, des gros ventres, des visages d’enfants qui tètent le sein. Je voulais me donner une discipline du regard. Avec une caméra à la main, tu as beaucoup de liberté. Dans cette situation , j’avais peur de tomber amoureuse de certaines images très fortes et d’en oublier le recul, le respect global du monde. L’unité, celle de faire un pas en arrière et donner le temps au spectateur de regarder le détail me semblait importante.

Pour finir, d’autres projets de film  ?

Un film sur la famille de mon père. Je pense que Maternal était pour moi une manière d’élaborer mon rapport avec ma mère et que le film à venir servira à élaborer le rapport avec mon père. Ces films arrivent comme une évidence.

You may also like

More in CINÉMA