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Rencontre avec Keren Ann – « la suggestion est une clé de l’écriture »

© Bouchra Jarrar

Il fallait bien une année pour parcourir les subtilités du dernier album de Keren Ann intitulé Bleue. Dans une configuration particulière, entièrement en solo, elle livrait un concert le soir de notre rencontre à La Nouvelle Vague, salle malouine désormais dominée par un public assis et masqué.

Pour son huitième album, Keren Ann semble plonger à nouveau dans les sonorités organiques, confirmant sa plume mélancolique voire plutôt élégiaque. La joie et la tristesse se mêlent dans quelques morceaux sublimes, notamment dans un duo avec David Byrne où la texture vocale du musicien anglais joue sur la profondeur du texte. Si l’amour se délite et s’évapore comme un corps pris dans les profondeurs marines, les sonorités pop et électriques de l’album font décoller les textes, empêchant la potentielle lourdeur thématique.

Vingt ans après l’interprétation d’Henri Salvador de Jardin d’hiver et les multiples collaborations avec Benjamin Biolay, le style de Keren Ann s’est affirmé. On retrouve la langue française et des amis de la scène hexagonale comme pour cette reprise d’un titre de Georges Moustaki en compagnie d’Étienne Daho. Un bon entourage, des textes aux significations multiples et des sonorités variés, on tient peut-être là un des meilleurs albums de Keren Ann. Nous l’avons rencontré deux heures avant son concert en solo pour une conversation masquée.

Très heureux de vous rencontrer lors d’une tournée pour ce bel album intitulé Bleue. La langue française est à nouveau présente après une absence prolongée dans votre discographie. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ou cette nécessité  ?

C’est forcément un choix. Le français n’est pas ma langue maternelle, je la redécouvre donc à chaque fois. Au début, quand j’écrivais dans cette langue, je travaillais beaucoup avec des dictionnaires. Là, il y a une plus grande facilité dans l’emploi du français avec ces mots qui correspondent davantage à mon environnement familial et sonore. Mon expérience a une place importante dans mon travail même si j’ai recours à une forme narrative dans l’écriture. C’est donc une émotion que je connais, liée à une langue, à laquelle je donne une forme physique. Avec mon retour définitif en France en 2015, par la scolarisation de ma fille, il n’était pas question d’avoir un pied ailleurs. De fait, mon environnement sonore est devenu de plus en plus francophone et les histoires qui vont avec par la même occasion. Finalement, c’est un choix qui inaugure ce nouveau chapitre en français.

Beaucoup de critiques ont insisté sur le caractère mélancolique de cet album, je ne suis pas tout à fait d’accord. Je dirais que nous sommes plus proche de l’élégie. Par exemple, les jours heureux a quelque chose du manifeste, d’une manière d’écrire les chansons où la tristesse se mêlent à un espoir. Espoir perdu certes, mais qu’il est possible de renouveler.

La mélancolie est une émotion qui est liée à mon écriture. Personnellement, ma mélancolie n’est pas dénuée de luminosité. Tous les poètes, les poétesses dont je m’inspire sont traversés par cette forme mélancolique. Il ne s’agit pas d’un style. Ceci dit, la mélancolie permet de décrire des sensations, des émotions qui peuvent paraître noires ou tristes mais qui sont reliées à des zones de confort que l’on a en tant qu’être humain. On peut avoir une certaine nostalgie de choses que l’on a perdues, que l’on ne touchera plus jamais. La mélancolie a donc à voir avec la mémoire.

Et avec un instrument comme le piano ?

Piano ou même guitare. C’est vrai que le piano est plus présent sur cet album mais c’est un instrument qui n’est pas plus mélancolique que la guitare. Ce qui varie, c’est l’intensité qui est modulée dans un instrument.

Quand vous composez, vous le faites majoritairement en solitaire. Cette volonté de contrôle se retrouve aussi avec le clip de Sous l’eau puisque c’est vous qui êtes créditée à la réalisation. C’est un domaine que vous aimeriez explorer ?

Mon rapport à l’image me chatouille de plus en plus. J’ai eu envie d’aller plus loin avec, quand j’en ai le temps et les moyens. Avec Sous l’eau, je me suis permise de faire une réalisation d’images.

La caméra a du mal à vous cadrer et quand elle y arrive, c’est souvent par métonymie. On distingue une main, un pied comme si cet amour vous avait disloquée. À la toute fin, vous disparaissez dans le soir, perdue dans l’eau.

L’idée de ce film est très inspirée par l’écriture de Virginia Woolf qui a toujours évoqué en moi des suggestions de parties du corps qui permettent ensuite d’illustrer une image entière de quelqu’un. J’aime faire ça en images, j’aime bien exploiter une partie du corps, une partie de la main. Pour moi, la suggestion est une clé de l’écriture qui permet d’aborder les détails.

Ce qui fait écho au cinéma de Robert Bresson.

Au hasard Balthazar est un de mes films préférés.

Jean-Luc Godard à Robert Bresson : il faut violer la photographie (la  cinématographie), la pousser dans ses... | Films Actors Directors |  Films7.com
Au hasard Balthazar (Robert Bresson, 1966)

«  J’me noie dans l’au-delà des ruines de l’eau divine  » comme vous pouvez le chanter dans Le fleuve doux. Ce jeu de mots sur l’eau de là se retrouvait dans une chanson de Christophe intitulée Lou en 2016. C’était quelqu’un d’important pour vous  ?

Oui, c’était un ami surtout. Christophe n’écrivait pas forcément ses textes, il faisait surtout appel à des auteurs qui aimaient jouer avec le français. C’est quelque chose que j’adore faire. C’est la beauté du médium, quand un mot peut évoquer plusieurs fréquences en nous.

Au registre des influences inconscientes et des collaborations, c’est une très belle idée de faire chanter David Byrne en français sur Le goût d’inachevé. Comment s’est faite la rencontre  ?

Je l’ai rencontré en 2011 puisqu’il est venu à l’un de mes concerts. Ensuite, il a fait une reprise avec Anna Calvi de Strange Weather qui me plaisait beaucoup. J’ai donc pensé à lui pour l’album et nous avons profité de son passage à Paris pour enregistrer ce titre.

Comme une épiphanie, la musique électronique débarque à la fin de cette édition deluxe sous l’égide de Yuksek qui reprend Nager la nuit.

Cet album est plus organique qu’auparavant. Après, même quand je partais dans un paysage plus électronique dans mes autres albums, j’utilisais des sons organiques. A partir du moment où on sample quelque chose pour le mettre en boucle, cela devient de l’électronique donc je ne vois pas vraiment la frontière qui sépare ce type de sonorités.

Etienne Daho vous accompagne sur une reprise de Georges Moustaki, La ligne droite. La guitare de Moustaki a des sonorités plus électriques entre vos mains. Qu’est-ce qui vous plait dans cette chanson  ?

J’avais envie de faire ce titre avec Etienne, c’est une chanson que j’aime beaucoup. Etienne a cet amour pour les Velvet Underground et on voulait enregistrer ce morceau avec des grosses guitares un peu en répétition. Sur un titre de Moustaki, ça provoque évidemment un décalage.

Quels sont vos projets pour la suite ?

L’opéra Red Waters, que j’ai écrit en 2010 avec Bardi Johannsson et qui a été mis en scène par Arthur Nauzycel à Rouen en 2011, sera de retour en 2022 au théâtre national de Bretagne (TNB). J’ai plusieurs projets avec eux et, en parallèle de cette activité, j’attends des nouvelles concernant l’étranger. Tout a été bousculé par le contexte sanitaire.

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