LITTÉRATURE

« Beat Attitude » – Sur la route voyageaient aussi les femmes

Crédits : Couverture du recueil Love Poems de Lenore Kandel / Editions Bruno Doucey

Crédits : Couverture du recueil Love Poems de Lenore Kandel / Editions Bruno Doucey

Le mouvement de la Beat Generation est souvent résumé à Jack Kerouac, Allen Ginsberg ou encore William Burroughs. Pourtant, les poétesses faisaient partie de cette libération, de cette déconstruction des formes et des esprits. Beat Attitude, sorti en juillet dernier, propose une anthologie de ces autrices dont les plumes visionnaires résonnent encore par leur audace. 

Proposée par Annalisa Mari Pegrum et Sébastien Gavignet, ce recueil de poèmes met en lumière les œuvres de dix autrices : Denise Levertov, Lenore Kandel, Elise Cowen, Diane Di Prima, Hettie Jones, Joanne Kyger, ruth weiss, Janine Pommy Vega, Mary Norbert Körte et Anne Waldman. Toutes ont su capter de façon complexe et nuancée les thématiques de la Beat Generation telles que l’injonction à la famille, la domination capitaliste, l’éveil bouddhiste ou encore l’amour libre. Chacune a créé un langage original, parfois abstrait, souvent musical. 

« Il y avait des femmes, elles étaient là, je les connaissais, leurs familles les poussaient dans des institutions, elles ont reçu des chocs électriques. (…) Un jour, quelqu’un écrira sur elles. »

Citation de Grégory Corso dans la Préface de Beat Attitude

Prendre la route vers une liberté promise 

Dans son poème intitulé « Septembre 1961 », Denise Levertov évoque le lien qu’elle entretient avec les anciennes générations chamaniques auxquelles elle rend hommage : « Ils nous ont dit / que la route mène à la mer / et ils ont mis / le langage entre nos mains. / Nous entendons / le bruit de nos pas à chaque fois qu’un camion / nous a éblouis en nous dépassant / et nous laissant à nouveau dans le silence. » De ces vers ressort une ode au voyage solitaire, à l’initiative de tout plaquer pour conquérir sa liberté. La route devient alors le passage rêvé vers un nouvel éveil de soi-même.

Dans cette quête de liberté, San Francisco et Mexico apparaissent comme les terres promises de ces autrices. C’est là-bas qu’elles pourront exister au sein d’une communauté qui les respecte, c’est là-bas qu’elles pourront renaître. « JOHN HOFFMAN mourut au MEXIQUE/ RON RICE mourut au MEXIQUE/ (…) Je meurs chaque fois que je vais au MEXIQUE/ et je suis ressuscitée. » écrit ruth weiss dans « Carte postale 1965 ».

Le langage très emprunté à la spiritualité – presque à la religion – sert un propos non loin du messianisme, de l’appel à l’éveil collectif. De fait, former une communauté proactive prêchant un nouveau mode de vie est un motif cher à la Beat Generation. Cette thématique se retrouve dans le poème de Mary Norbert Körte intitulé « Rassemblement ». Elle écrit : « Nous proclamons L’AVÈNEMENT DE / L’AMOUR / par des drapeaux nous annonçons le vent / et notre colonne de lumière repose chaude & vraie / sur un lieu sacré. »

Plaisir sacré de l’amour physique

Davantage soumises à la censure de par leur statut de femme dans les années 60, les poétesses de la Beat Generation ont produit des écrits francs et riches sur leur expérience de la sexualité. L’autrice Lenore Kandel a d’ailleurs été poursuivie en justice pour son recueil Love Poems dans lequel elle écrit : « J’ai susurré de l’amour dans chaque orifice de ton corps comme tu l’as fait pour moi. (…) Tu me baises continûment avec ta langue ton regard avec tes mots avec ta présence. » Défendu comme un manifeste de l’érotisme saint, le court recueil de Lenore Kandel continue de résonner aujourd’hui comme une arme littéraire contre la pudibonderie. 

Au-delà de leur sexualité, certaines de ces autrices utilisent leur cycle menstruel comme matériau poétique faisant écho au lien à la lune qui leur est cher mais également à la honte injuste que la société accole à leurs règles. Elles incarnent parfois la menace du quotidien trop prévisible, de l’enfermement dans une vie qui ne leur convient pas, de leur finitude humaine. Dans le poème « La fissure dans le monde », Anne Waldman écrit : « Les mots me chantent l’effondrement de l’endomètre / les mots descendent dans mon ventre / mon dos se gonfle pour rendre mon corps à la terre / c’est périodique. » Cette fissure évoque la puissance des femmes – aussi bien intellectuelle que physique – mais aussi les pressions qu’elles subissent et l’inspiration qu’elles peuvent tirer de leurs expériences.  

Mélancolique mythologie

L’écriture de ces poétesses renvoie à un univers folklorique faisant se croiser plusieurs chemins ; des elfes rencontrent des déesses, la lune éclaire des figures de sorcières-crabes, les corps se fondent et donnent vie à des créatures éveillées. « Quand perséphone revient au printemps / il y a une fête / Là-dessous il y a de la mélancolie / et les fantômes y sont enterrés. » écrit Joanne Kyger dans son poème « Elle approche … ». De fait, la mélancolie se cache souvent derrière les récits de ces autrices qui ne perdent pas de vue les doubles difficultés qu’elles traversent à la fois en tant que femmes et en tant qu’artistes. 

C’est justement cette amertume dissimulée qui crée la magie des poèmes choisis dans Beat Attitude. Comme le dit ruth weiss dans « huitième jour » : « Les mythes sont vrais / comme tu l’es / qui que tu sois / au moment de conter / celui qui raconte / est le dernier à y croire. » Se dégage de ces lignes une sorte de sacrifice expérimenté par ces artistes : elles créent de valeureuses échappatoires à leur vie mortelle sans jamais y croire vraiment.  

« La mort j’arrive / attends-moi / Je sais que tu seras / à la station de métro / (…) Incorruptible institution / Attentionnée rabat-joie d’empreintes. »

Elise Cowen, « La mort, j’arrive », Beat Attitude.

Beat Attitude constitue donc un recueil de poèmes nécessaire puisqu’il rend hommage à des poétesses visionnaires. Il fait briller à sa juste valeur leurs travaux et les extirpent enfin de l’ombre créée par leurs contemporains masculins.

Beat Attitude – Femmes poètes de la Beat Generation, Anthologie établie par Annalisa Mari Pegrum et Sébastien Gavignet, éditions Bruno Doucey, 20 euros.

Etudiante en master de journalisme culturel à la Sorbonne Nouvelle, amoureuse inconditionnelle de la littérature post-XVIIIè, du rock psychédélique et de la peinture américaine. Intello le jour, féministe la nuit.

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