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Qui a tué mon père — Édouard Louis en funambule

© Jean-Louis Fernandez, Édouard Louis dans Qui a tué mon père au Théâtre de la Ville.

Jusqu’au 26 septembre au Théâtre de la Ville, le célèbre metteur en scène Thomas Ostermeier dirige Édouard Louis, dans son propre rôle, avec son propre texte. Un pari risqué qui se tient toujours sur le fil  : entre la joie et la nostalgie, le kitsch et le contemporain, l’intime et le politique.

Qui a tué mon père est le troisième ouvrage de l’écrivain Édouard Louis  : un long discours à la première personne dans lequel il revient sur l’histoire de son père et qui fait écho à son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule. Ainsi, après avoir dépeint le conflit qui l’a longtemps opposé à son père dont les valeurs viriles et machistes étaient difficilement compatibles avec la construction d’une identité gay, Édouard Louis envisage la figure paternelle sous un angle radicalement différent. Le texte, dont la dimension vocale et déclamatoire est essentielle, acquiert sur scène une toute autre portée. L’auteur-comédien nous fait accéder à l’histoire complexe et ambivalente du corps de son père, façonné par une vie entière placée sous le signe de la pauvreté et dont les stigmates ne cessent de le rattraper.

Un théâtre de l’authenticité

Ce qui frappe lorsqu’on se trouve face à la scène, c’est la simplicité du décor. Une table, un ordinateur, et Édouard Louis installé devant, occupé à écrire. Cette image forme la structure du spectacle  : Édouard Louis est avant tout écrivain, et c’est en tant qu’écrivain qu’il se présente à nous. Thomas Ostermeier nous dirige droit au cœur de l’intimité d’Édouard Louis par cette mise en espace presque trop épurée, heureusement rattrapée par la projection de films et de photos sur un écran gigantesque.

Ces images, principalement tournées depuis une voiture, donnent à voir les paysages du nord de la France, des photos de familles, et accompagnent le discours du jeune auteur. Édouard Louis, vêtu d’un t-shirt identique à celui qu’il porte enfant sur les photos, ne joue pas. Il offre son texte devant une assemblée et renoue ainsi, selon Ostermeier avec une certaine tradition théâtrale.

« Cela nous ramène aux sources du théâtre, au moment où un individu prend la parole devant la communauté rassemblée pour raconter son histoire. »

Thomas Ostermeier, Entretien pour le Théatre de la Ville

Le spectacle évite donc un écueil important  : l’authenticité du rapport d’Édouard Louis à son propre texte nous empêche de le considérer comme un acteur, nous empêche de percevoir l’action scénique comme fictive. En plus de proposer au public une expérience très forte en lui donnant accès à un tel degré d’intimité, le spectacle interroge également le statut du théâtre. Le risque pris par Édouard Louis, en se livrant aussi pleinement sur scène, questionne efficacement notre place de spectateur. À la limite entre le théâtre et la performance, la réussite de la mise en scène tient donc à l’organisation d’une forme théâtrale de «  pacte autobiographique  » qui nous invite à nous plonger dans la mémoire d’Édouard Louis.

© Jean-Louis Fernandez

Arpenter les souvenirs

En effet, la projection, et peut-être plus encore la musique, nous invite à parcourir une région du souvenir et observer des paysages mémoriels. L’image, d’abord grisâtre semble d’abord nous présenter une route déserte, seulement fréquentée par la voiture à bord de laquelle se trouve la caméra. Edouard Louis vient d’évoquer qu’il priait, chaque soir en rentrant de l’école, pour trouver l’emplacement de la voiture de son père devant leur maison vide, la voiture loin, son père absent, lui accordait alors quelques heures de liberté. À l’écran derrière lui, l’image se teinte de rose, la voiture accélère au son des notes de Barbie Girl. Les paysages du film sont ceux qui abritent les souvenirs d’Édouard Louis  : parfois abstraits, parfois fixes comme ce long plan sur une usine, parfois mobile le temps d’une déambulation dans un cimetière.

L’image exprime en fait un certain nombre de passages du texte, éludés à l’oral, mais bien présents sur l’écran. La voiture est souvent le théâtre de moments privilégiés pour Édouard Louis et son père, qui sont ici racontés par le film et la musique. Les chansons semblent également tout droit sorties d’une «  playlist souvenirs  » d’Édouard Louis et accompagnent ces moments nostalgiques, rancuniers, amers ou pensifs.

© Jean-Louis Fernandez

Lors des morceaux musicaux, Édouard Louis attrape une perruque, un masque, un micro, interrompt son texte et se met à danser. Ces moments d’interruption de la parole sont aussi les moments d’une introspection qui se donne à voir. Par la danse, Édouard Louis rejoue son enfance, nous présente des souvenirs en mouvements. Le spectacle met ainsi en scène le combat entre un envahissement du souvenir qui ressurgit brutalement et submerge la scène d’une émotion toujours aussi vive, souvent empreinte de colère et de tristesse, et entre une parole analytique qui propose des explications sociologiques pour tenter de déchiffrer la figure paternelle.

Pamphlet politique ou bonne conscience artistique  ?

Le texte d’Édouard Louis a souvent été résumé à l’aune de ses vingt dernières pages. L’auteur nomme les personnages politiques de ces dix ou vingt dernières années et les rend responsables de l’état de santé de son père. Pourtant, le texte est bien plus riche que cette ultime pointe particulièrement acérée. Outre l’évocation de l’histoire de son père et de l’évolution de leurs relations, le discours parvient également à retracer le parcours de la mère  : une première fois divorcée, séduite par un homme qu’elle juge différent — il se parfume, il danse — puis déçue par leurs années de vie commune, elle retrouve une liberté nouvelle lors de sa séparation avec le père d’Édouard Louis. Les rapports femme-homme et la question des normes de genre que le texte évoque avec puissance et subtilité ne sont pas des thèmes moins politiques que l’imprécation finale.

«  Les femmes sont toujours plus heureuses sans hommes.  »

Qui a tué mon père, Édouard Louis

À cet endroit se trouve l’un des enjeux principaux du spectacle. Toute la salle attend ce moment de bravoure, dont la mise en scène rend d’ailleurs très bien l’esprit cérémoniel. Mais ce passage, au sein duquel une colère froide se transforme en un geste de révolte puissant, empêche par sa dimension spectaculaire de s’interroger sur ce qui se joue vraiment entre la scène et la salle.

« La violence que les corps tels que celui de mon père subissent est connue de tous, tout le monde sait que les pauvres ont des vies très dures, mais on détourne la tête. La puissance d’un spectacle comme celui que Thomas a conçu n’est donc pas de révéler quelque chose, mais de trouver une manière de confronter les gens à ce qu’ils savent déjà, mais ne veulent pas affronter […]. »

Édouard Louis, entretien pour le Théâtre de la Ville

La dimension sociologique du texte mobilise ainsi le terrain du théâtre pour servir son propos. Le spectacle cherche bien à placer devant un public aisé, ou en tout cas qui a les moyens financiers ou culturels de se rendre au théâtre, une réalité dont il est largement éloigné. Le souhait de Thomas Ostermeier et d’Édouard Louis est sans doute de provoquer à travers ce spectacle un réveil des consciences et un engagement politique. Est-ce que le spectacle suffit à remplir cet objectif  ? Ou bien est-ce que les spectateurs et les spectatrices ne se contentent que d’un sentiment de bonne conscience, en applaudissant un spectacle aussi engagé qu’il sera vite oublié  ? La question reste ouverte.

© Jean-Louis Fernandez

Qui a tué mon père, avec Édouard Louis, mis en espace par Thomas Ostermeier, une création du Théâtre de la Ville et de la Schaubühne Berlin, du 9 au 26 septembre 2020 au Théâtre des Abbesses, Paris.

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