LITTÉRATURE

« Ma Vie de cafard » – Le roman mosaïque de Joyce Carol Oates

Crédits : Philippe Rey

Dans son dernier roman, Ma Vie de cafard, Joyce Carol Oates explore une nouvelle fois avec finesse les côtés obscurs des États-Unis. Un récit d’apprentissage sans concession, disponible aux éditions Philippe Rey.

On ne présente plus Joyce Carol Oates. Avec plus d’une centaine de titres à son actif, toutes catégories confondues – romans, nouvelles, essais, mémoires, poésie, théâtre – l’auteure de Blonde est l’une des autrices les plus prolifique de sa génération. Écrit à l’origine sous la forme d’une nouvelle intitulée « Curly Red », Ma Vie de cafard, son dernier roman, renoue avec les fondamentaux de l’écriture oatsienne  : la violence, les rapports humains, la famille, le racisme et la misogynie.

Le cafard du titre, c’est Violet Rue, la dernière-née des sept enfants Kerrigan. Dans cette famille d’immigrés irlandais, rancœurs et violences sourdent. La mère et les filles adorent autant qu’elles craignent le père et les grands frères. Chez les Kerrigan, on reste soudés quoi qu’il advienne parce que la famille passe avant tout. Alors quand la cadette, la préférée, rapporte à l’école une conversation qu’elle a surprise entre ses deux grands frères qui viennent de commettre un crime haineux, la trahison est impardonnable. Bannie du cercle familial pour avoir « cafardé », Violet n’aura plus qu’un désir : retourner dans son foyer.

En définitive, tous les drames sont familiaux écrivait déjà Joyce Carol Oates dans Les Chutes (2004). L’écrivaine a depuis longtemps fait de la famille l’un de ses thèmes de prédilection. Dans Ma Vie de cafard, la cellule familiale, perdue, est fantasmée par la narratrice. Brusquement rejetée par les siens à l’âge de douze ans, Violet devient orpheline tout en sachant ses parents encore vivants. Une situation terrible comme l’expliquait Oates dans un entretien en juin 2019  :

« Il semble que l’union familiale classique prédomine dans nos vies, et qu’il est difficile, particulièrement pour une jeune personne, et peut-être pour une fille, de se libérer de l’envoûtement de l’amour familial ».

Joyce Carol Oates pour The Guardian, 1er juin 2019

Fine psychologue, Oates ne cherche pas dans ce roman à capturer un lieu ou une époque, mais plutôt les émotions et les relations humaines. L’histoire pourrait aussi bien se passer dans les années 50 que de nos jours tant les situations et les rapports de pouvoirs décrits semblent immuables. Le récit s’ouvre pourtant par la date précise du 2 novembre 1991. La violence va crescendo, il est question d’un viol d’abord puis d’un meurtre. Tout ceci nous est rapporté par Violet, témoin attentive et discrète, qui glane des informations dans les journaux ou en écoutant les rumeurs. Le regard du témoin est central dans ce récit, car ce qui n’est pas vu n’existe pas  : « Mais non. Rien de tout cela ne s’est produit. Car rien de tout cela n’a eu de témoin » peut-on lire dans le roman.

Dans Ma Vie de cafard, les personnages deviennent presque des types, des allégories. Chacune des trois parties du roman correspond à de mauvaises rencontres ou fréquentations pour l’héroïne. Père et frères ; professeur  ; employeur qui devient son amant, tous sont des prédateurs qui abusent de leur pouvoir. À mesure que Violet grandit, cette dernière se forge une armure sans émotions. Toujours objet du désir, elle se laisse posséder par son employeur monomaniaque  : « Il n’avait qu’elle, à présent. Mais il fallait qu’il l’ait ». En dehors de ces rencontres, la vie de Violet reste mystérieuse et insaisissable. Nous ignorons quasiment tout de ce qu’elle fait hors de ces relations, et cette absence d’échappatoire renforce l’impression de malaise et la sensation d’enfermement qu’elle subit.

Les critiques ont souvent souligné le caractère violent des récits de Joyce Carol Oates. Ma Vie de cafard ne fait pas exception. Agacée qu’on lui pose toujours la même question, Oates a fini par l’anticiper en rédigeant un article nommé Pourquoi vos écrits sont-ils si violents ? (dont le texte original est disponible en entier ici). Elle explique les raisons de son agacement, soulignant que personne ne se soucie de savoir pourquoi les romans d’écrivains masculins tels que Melville ou Dostoïevski sont si violents. Elle explique ainsi :

« […] mes écrits ne sont généralement pas explicitement violents, mais traitent, la plupart du temps, du phénomène de la violence et de ses conséquences […] ».

Joyce Carol Oates, Pourquoi vos écrits sont-ils si violents ?

La violence est donc en quelque sorte mise à distance, observée de l’extérieur, notamment grâce au style singulier de l’écrivaine. Joyce Carol Oates joue sur la confusion des pronoms, tantôt « je », tantôt « tu », tantôt « elle », Violet évolue de chapitre en chapitre. Se construit aussi une mosaïque de voix, comme un murmure fragmenté que le lecteur se doit de rassembler. On accède parfois brièvement au point de vue d’autres personnages et l’ensemble donne l’impression étrange d’un récit fluide et épars, presque schizophrène et toujours juste et saisissant. Le rythme lui aussi est saccadé : les chapitres, les paragraphes et les phrases sont courts.

En parallèle de ce roman paraît également un recueil de nouvelles, Femme à la fenêtre, aux éditions Philippe Rey. Tous les textes de l’écrivaine semblent se faire écho les uns aux autres. Son dernier roman en date, Night. Sleep. Death. The Stars. publié en juin dernier aux États-Unis, prend pour sujet le deuil dans une famille. Famille, famille, quand tu nous tiens …

Ma Vie de cafard – Joyce Carol Oates, ed. Philippe Rey, 22€

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