© Fabula / 2020 Koch Films
Irrésistiblement brûlant, libertaire, queer, féministe et hypnotique, le dernier film du cinéaste chilien Pablo Larraín est un chef d’oeuvre visuel. Ema est la proposition artistique la plus audacieuse de l’année et vous n’en ressortirez pas sans quelques brûlures.
« Elle danse dans un cercle de feu et rejette le défi d’un haussement d’épaule » écrivait Jim Morrison dans un de ses poèmes. Cette citation pourrait être le sous-titre du dernier film de Pablo Larrain, Ema. Personnage éponyme, Ema (Mariana Di Girólamo) incendie tout sur son passage. Sa comédienne, ses partenaires, chaque cadre qu’elle occupe, jusqu’à la rétine du spectateur. Le cinéaste ébranle une fois de plus le septième art. Après sa trilogie chilienne (Tony Manero, Santiago 73, post mortem et No), sa plongée dans les pires crimes commis par des prêtres (El Club), sa « bio-utopie » du poète mythique Neruda (Neruda) et sa recherche de la femme derrière Jackie Kennedy (Jackie), il quitte les faits réels pour s’intéresser à présent à une histoire bien plus contemporaine.
Un feu tricolore s’enflamme. Le jour se lève sur Valparaíso, une jeune femme de dos tient dans ses mains un lance-flamme. Deux plans et deux travellings suivis de ce simple prénom EMA, semblent mystérieusement annoncer l’entièreté du métrage : un retour au Chili et un nouveau portrait de femme. Ema film et Ema personnage ne font qu’un. Tous deux sont libres, tous deux dansent, tous deux envoient valser toutes les conventions. Peu importe ce que pensent les autres personnages, peu importe ce que les spectateurs penseront du film. Tous finiront happés, hantés, hypnotisés par la proposition artistique de Pablo Larrain, rythmée par les notes de Nicolas Jaar puisant dans les sonorités entraînantes du reggaeton et livrant des scènes de danse de rue incandescentes définies par l’une des danseuses ainsi : « Si t’es vivant aujourd’hui c’est parce que quelqu’un s’est enflammé et a eu un orgasme. Et aujourd’hui cet orgasme on peut le danser ». Une simple citation dans laquelle réside l’idée simple et féministe du film, danser comme faire l’amour : une femme peut disposer de son corps et de son esprit librement. Un féminisme certes inclusif, mais laissant des personnages masculins – symboles naturels du patriarcat – victimes dépassées par ces jeunes femmes reprenant un pouvoir dont elles ont été privées, par l’expression corporelle.
Mais Ema, c’est avant tout le parcours d’une femme prête à tout pour vivre la vie qu’elle désire après le drame qu’elle a subit. Jusqu’où peut-elle aller pour conserver une maternité tant souhaitée ? Mariée à un grand chorégraphe plus âgé qu’elle – incarné par Gael Garcia Bernal, impeccable tout en discrétion et voix murmurante – Ema, aimerait récupérer l’enfant qu’ils avaient adopté ensemble et qu’ils ont du rendre aux services sociaux. Il avait brûlé l’appartement et le visage de sa soeur. Polo a depuis été recueilli par un autre couple ne pouvant pas non plus avoir d’enfants. Ironiquement, elle, est avocate, lui, est pompier. Mais Ema a un plan de séduction et elle ira jusqu’au bout, emmenant avec elle une caméra toujours en mouvement, épousant ses moindres gestes.
Sous son air enfantin et androgyne, ses cheveux peroxydés, ses grands yeux ouverts mais fuyants et son calme apparent, la jeune femme, pyromane – au propre comme au figuré – va laisser son feu intérieur s’emparer d’elle par la danse et le sexe. Sa liberté est sans limites, sans frontières. Elle ne connait ni institution, ni bienséance, ni genre. Imposée comme figure d’une nouvelle génération, Ema est entourée de femmes aussi puissantes qu’elle, cherchant à s’émanciper d’un traditionalisme ambiant. Une sororité naturelle semble animer les danseuses dans les rapports qu’elles entretiennent entre elles et envers les autres. La magie du cinéma fait en sorte que Pablo Larraín, homme d’une quarantaine d’années, semble avoir saisi parfaitement l’affranchissement de ces femmes contre la société dans laquelle elles ont été enfermées. Son regard se pose sur elles, les observe vivre, danser, s’aimer et il nous offre cette fabuleuse libération sur grand écran.
Dans cette « Vallée paradis », à l’image de son personnage, le cinéaste s’autorise tout. Narration éclatée, caméra tournoyante, montage musical, plans colorés et esthétisés, sensualité et poésie dans le travail des images – lorgnant parfois du côté du clip musical. Si déjà dans ses précédents films, il passait maître d’une mise en scène fantasmagorique, voire symbolique associée à un scénario complexe, il pousse sa liberté de réalisateur encore plus loin dans cette nouvelle oeuvre. Confrontant le spectateur, l’hypnotisant face à l’histoire qu’il veut lui raconter. L’intensité viscérale de la comédienne Mariana Di Girolamo participe à ce chaos visuel, embrasant chaque plan des désirs de son personnage qu’ils soient artistiques, sexuels ou maternels.
Une autre citation pourrait enfin décrire Ema, petite soeur lointaine et moderne du Neal Cassidy de Jack Kerouac, usant de cette même liberté et décrite ainsi par l’auteur/narrateur dans le parchemin de Sur la route : « Pour moi ne comptent que ceux qui sont fous de quelque chose, fous de vivre, fous de parler, fous d’être sauvés, ceux qui veulent tout en même temps, ceux qui ne bâillent jamais, qui ne disent pas des banalités, mais brûlent, brûlent comme un feu d’artifice. » Libertaire, queer, envoutant, Ema est sans aucun doute le film le plus audacieux de cette année 2020.