©Pierre-Emmanuel Testard
Près de deux ans après leur premier EP, les deux frères fascinants de Terrenoire révèlent Les Forces Contraires, un premier disque troublant transpercé par un souffle de vie rare. Quête éperdue de vérité, poésie des chansons et peur des mots : rencontre avec un duo qui crée des chansons bouets auxquelles on s’accroche pour ne pas chavirer.
Quelque part entre l’obscurité aveuglante et la lumière céleste, les larmes douces et la joie pure il y a Terrenoire. Deux frères frisés, impudiques, originaires de Saint-Etienne, de Terrenoire, pour être plus précis. Un quartier charbon, leur quartier à eux, celui qui les a vu grandir, celui vers lequel ils finissent toujours par revenir. Désormais exilé à Paris, le beau duo dévoilait hier leur tout premier disque Les Forces Contraires bâtie sur les cendres d’un deuil paternel. Un grand album qui raconte la mort déchirante, l’amour vivant, la lumière rassurante, la mer apaisante et puis la renaissance, celle qui pousse à écrire. Après un premier EP Terrenoire paru en octobre 2018, le tandem se dévoile à coeur ouvert et puise dans l’intime profond pour construire un disque bouleversant où anges et fantômes s’embrassent doucement. Nous les rejoignons non loin de leur studio d’enregistrement parisien pour une conversation intense, légère et passionnante.
Comment on se sent à quelques jours avant la sortie de son tout premier album ?
Raphaël : On oscille entre fébrilité intense et grand moment de calme, très chelou. Tu te rends compte au bout d’un moment que tu n’as plus la main sur le truc et que le bateau va partir sans toi à l’intérieur.
Ce premier disque Les Forces Contraires, il est né de quelles forces justement ?
Théo : La force première c’est la mort de notre père. C’est le traumatisme premier et du coup ce qui en découle et comment on fait pour revivre à nouveau. On a eu une longue réflection presque métaphysique en 2018, on s’est posé pour savoir à quoi allait ressembler l’album. Assez vite, on a eu cette idée d’architecture comme base de l’album qu’on appelle l’atrium. L’atrium c’est un grand monument architectural où tu vivais à l’époque des romains avec le trou qui file la lumière, l’âtre au milieu à terre, qui noircit : Terrenoire , ça marchait bien. Et les fresques tout autour de cet atrium qui parlaient beaucoup de la famille et les piliers qui soutiennent l’ensemble. Nous cette idée des piliers qui retiennent l’ouvrage architectural, ça nous a beaucoup parlé et on a crée nos quatre piliers qui sont : l’amour, la mort, la mer, la lumière. Ça a structuré le disque. C’est pour ça qu’on a un album aussi court, car finalement chaque morceau est rattaché à un de ces quatre piliers.
En tant que duo de frères, je me demandais ce que vous vous apportiez mutuellement, l’un à l’autre pour créer votre musique ?
R : On aime les mêmes choses, on a un bagage culturel commun. Et ensuite moi je suis un peu plus dans l’énergie terrienne enfin en tout cas naturellement je fais des balades et Théo il fait des up-tempo. Moi je ralentis la machine, j’essaye de trouver une émotion avec de l’espace et Théo quand il apporte ses idées, c’est souvent enjoué, énergique, dynamique. Moi j’ai cet apport textuel, émotionnel et intérieur et Théo est plus tourné vers l’extérieur et la production.
Le premier mot qui m’est venu à l’esprit quand j’ai écouté l’album c’est « cru », vous dites les choses frontalement sans pour autant être brutal : le désir brûlant, la mort , la vie. Il n’y a aucun filtre. Vous avez moins peur des mots que pour le premier EP ?
R : C’est très juste. C’était volontaire, c’est des mots qui ont été posés. On voulait être plus cru, moins fleuri, plus proche du réel, ça veut pas dire perdre en puissance, bien au contraire. On voulait trouver le plus de vérité possible pour aller à l’os d’un sujet. Je trouvais que c’était pas intéressant de faire des détours littéraires, fleuris.. Il fallait dire les choses comme elles étaient. J’ai beaucoup travaillé sur un journal, j’ai écris des phrases et des phrases qui n’étaient même pas des rimes ni des poèmes, c’étaient juste des phrases les unes derrière les autres. Ensuite je prends celles qui me paraissent les plus justes et je vais chercher des rimes.
Le fait de dire des mots crus qu’on entend peu, ça rend les choses encore plus bouleversantes je crois. Quand sur Derrière le Soleil, vous dites “T’es mort”, on ressent la chose encore plus fort, elle rentre presque en nous.
R : Quand je t’entends parler, j’ai l’impression qu’il y a aussi quelque chose de l’enfance. Quand on grandit, le langage devient un masque sur la vérité et ce que je ressens chez certains hommes politiques, quand de jolis mots deviennent d’ horribles barricades insupportables entre soi et les autres. Quand quelqu’un meurt, je vois pas d’autres mots que “mort”. Je déteste le verbe “décéder” par exemple. Quand on expérimente la mort, ou l’amour, je ne vois pas comment on peut dire des choses qui ne veulent pas voir ou dire ce que c’est. Quand ton père est mort, il est mort. Et ce mot est extraordinaire, il est proche de l’amour, de la mer.
C’est rare de dire les choses frontalement, sans faire de détours, sans fioritures. Pourtant parfois ça aide à mieux extérioriser les émotions.
R : Il y a une grande beauté dans les mots crus, au même titre qu’il y a une beauté dans la mort. Si tu nommes pas les choses, tu ne peux pas les ressentir vraiment. Ça marche pas qu’avec la mort, ça marche avec tout. Si tu évites de nommer la mort, tu boites à côté d’elle, si tu affrontes la mort en la nommant, tu peux réussir à la surmonter. Quand tu nommes quelque chose, tu vois tous ses aspects. C’est ça que veut dire les forces contraires. La mort, elle a aussi de la joie et de la vie. Le sexe c’est pareil, c’est terrifiant, c’est cru, c’est de la chair, de la peau, de la bave et en même temps c’est quand même l’immensité de l’autre mélangé à toi. L’amour mélange de l’immensité et notre propre perdition.
Ça le rend plus intime aussi non ? Quand on écoute le disque, on a l’impression que les chansons nous sont adressées (Baise-moi, Mon âme sera vraiment plus belle pour toi), ça crée une sorte de proximité magique. Sur les réseaux, vous êtes aussi très proches de ceux et celles qui vous écoutent. C’est important pour vous d’entretenir cette proximité ?
T : Oui, on pourrait passer des heures à parler avec des illustres inconnus à parler de pleins de trucs, c’est important d’avoir ce pragmatisme du réseau social même si c’est pas le truc qui nous fait le pus rêver d’alimenter notre Instagram. On préférait faire de la musique.
R : Notre métier on fait pas ça pour nourrir nos egos et nos narcisses tout le temps, il y a toujours quelque chose lié à l’égo mais ce n’est pas notre moteur. Quelqu’un qui nous met des coeurs et des milliers de like sur notre vidéo, c’est pas ça qui va nous épanouir pour le restant de nos jours. En revanche, on a un cadre qui est un réseau social et on s ‘est dit comment faire pour faire des choses qui nous réunissent les uns.es les autres. On veut pas d’un rapport unilatéral, on veut entendre les gens qui nous écoutent, recevoir des voix, des mots, que les gens nous livrent quelque chose d’eux mêmes. On veut se rapprocher de notre public et c’est quand même une chose importante dans l’art. Comment faire pour nous relier plutôt que nous séparer. Moi je vois que des choses qui nous séparent en ce moment : les distanciations, les débats qui séparent la société. Nous, les artistes, on doit travailler à la réunification intérieure à travers des forces contraires et à l’extérieur de nous.
Elles ont quel pouvoir les chansons selon vous ?
R : Je pense que c’est comme n’importe quelle autre oeuvre d’art à vrai dire. Ça peut changer la vie de certain-es, ça peut juste te faire du bien, t’apporter un peu de joie. Je pense que c’est quand même de toute façon de tordre le réel, une chanson elle doit distordre le réel. Une chanson, ça rentre dans ta vie et ça reste une présence, comme un ami presque. Pour moi, les chansons c’est comme des poèmes.
Justement c’est drôle car je trouvais que vos chansons sonnent comme des poèmes.
R : Par contre je pense qu’il faut accepter le fait que la poésie c’est pas que Jacques Prévert ou Charles Baudelaire. C’est plus du tout ça, aujourd’hui la poésie c’est aussi autre chose. Le mot “poésie” est même presque désuet. La poésie c’est un art de forme stricte et codifié à la base puis on a détruit ça et la prose est devenue de la poésie. Je différencierais quand même l’émerveillement du quotidien avec la poésie. La poésie c’est parler du réel pour le transfigurer, ça doit rester un geste artistique.
Il y a quelque chose de « beau bizarre » dans ce disque. Je pense aux voix modifiées de Dis-moi comment faire ou encore au tableau sur la pochette qui flotte un peu entre l’étrange et le sublime.
R : Le “beau bizarre” c’est un des plus beaux compliments qu’on puisse nous faire. Pour que ce soit beau, il faut que ce soit un peu singulier, qu’il y ait un peu des monstres et des anges qui traînent. Le mystère c’est beau.
T : Comme ça il y a plus de choses à percer.
R : Pour la pochette on voulait absolument travailler avec Leny Guetta, on l’a ennivré pour qu’il nous dise oui. Et aussi avec Rægular, qui a fait des pochettes de Lomepal, Alpha Wann. On voulait un mélange entre quelque chose de très classique et quelque chose d’étrange.
Depuis peu, vous avez monté votre studio à Paris. Je suppose que vous avez donc eu plus de liberté musicale. Comment vous voyez évoluer Terrenoire musicalement depuis votre premier EP ?
R : On a de plus en plus envie d’aller vers les instruments et collaborer avec des musiciens-ennes. Mélanger les machines avec des sons d’orchestre, de choeurs, de vrais pianos.
Certains titres du disque penchent presque vers la variété, la chanson (Mon âme sera vraiment belle pour toi, Ça va aller). C’est important pour vous de varier les ambiances musicales, d’aller sur différents territoires ?
R : Vu que c’était très chargé émotionnellement, on avait besoin de mettre de l’évidence qui contrecarraient avec des choses plus complexes. C’est comme ça qu’on a choisi le disque, on voulait combiner les énergies, les choses qui cohabitent normalement pas trop ensemble. C’est ça qui fait un bon album de pop pour nous, c’est d’accepter de passer de salles en salles et que ces salles soient très différentes sans perdre pour autant les auditeurs-ices.
En ces temps sombres et incertains pour le milieu du spectacle, vous avez quand
même prévu une tournée, comment vous appréhender la suite ?
R : On va jouer en assis normalement. On va pas avoir beaucoup d’animation. On entre en résidence la semaine prochaine, ça va être assez similaire à ce qu’on a pu faire avant mais avec une nouvelle énergie. La suite, on verra comment l’appréhende.
Terrenoire sera en concert à la Boule Noire (Paris) les 23 novembre et 11 décembre.