CINÉMA

« The King of Staten Island » – La poursuite du bonheur

Pete Davidson as Scott Carlin in The King of Staten Island, directed by Judd Apatow.

© 2020 UNIVERSAL STUDIOS. All Rights Reserved.

Inspiré par l’histoire de l’acteur et humoriste de 27 ans Pete Davidson, The King of Staten Island est un conte initiatique bouleversant qui permet au cinéaste Judd Apatow de se renouveler tout en reformulant ses thématiques les plus intimes et son amour pour le cinéma libre et sans concessions du Nouvel Hollywood.

Chaque nouveau projet du cinéaste new-yorkais Judd Apatow – film, série, documentaire ou stand up – qu’il en soit le réalisateur, le co-créateur ou le producteur, est une aventure qui se doit d’être aussi originale et intense que le corps qui l’a inspiré. Toute son œuvre est comme un gigantesque accélérateur de particules pour des comiques qui cherchent à transformer leurs récits intimes en fables cinématographiques. « Qui es-tu ? Pourquoi es-tu toi ? Pourquoi maintenant ? » Voilà les sujets de réflexion que la programmatrice du légendaire Comedy Cellar à New York adresse à un autre Pete, qui veut trouver sa voie de comique, dans la série Crashing (2017-2018). Et c’est là l’essence des récits qu’affectionne l’auteur de Funny People (2009), pas uniquement l’étude d’un passage de l’adolescence à l’âge adulte, mais une réflexion de l’être sur son rapport au monde, dont le corps est à la fois le point de départ et l’aboutissement, et autour duquel le film va venir se lover.

Sur l’affiche de The King of Staten Island, Pete Davidson nous ouvre les bras et embrasse sa ville, comme un prophète. C’est son film, son univers, et son corps tatoué se lit comme un synopsis, comme une carte au trésor où se superposent son histoire personnelle et un zapping frénétique de culture pop : sur son épaule gauche, le pont Verrazano-Narrows qui relie Brooklyn à Staten Island, des deux côtes de sa date de naissance, 1993, s’affrontent le requin des Dents de la mer et un martien narquois de Tim Burton. Une cagoule de rappeur surplombe un « shaolin » bouddhiste et emprisonne deux emojis (un fantôme qui tire la langue en levant les bras comme lui et un cœur brisé). Se côtoient aussi le logo du Bada Bing, le strip club des Sopranos, le dessin original de 1926 de Winnie l’Ourson et le tableau de deux chiens peint par la mère de Martin Scorsese et qui fait mourir de rire Robert De Niro, Ray Liotta et Joe Pesci dans une scène inoubliable des Affranchis.

Le corps de Scott (l’alter ego de fiction de Pete) insuffle au film sa jeunesse et sa dynamique de montagnes russes naviguant entre humour noir, déclaration d’amour à la mère, vapeurs de weed et relents de stress post-traumatiques. Marqué à l’âge de sept ans par la mort de son père, pompier de New York pendant les attentats du 11 septembre, le garçon se lance aveuglément dans le stand up et connaît un succès fulgurant puisqu’il rejoint à vingt ans seulement le panthéon des plus jeunes recrues du très prestigieux Saturday Night Live comme avant lui Eddie Murphy et Robert Downey Jr. Mais ce Saint aux lunettes noires qui s’offre au ciel n’est pas le « Roi des Rois », c’est seulement celui de Staten Island, l’arrondissement abandonné de la grande ville, qu’il décrit lui-même dans son spectacle Pete Davidson : Alive from New York (Netflix, 2020) comme « le fœtus avorté de New York qui aurait mystérieusement réussi à survivre ».

© 2020 UNIVERSAL STUDIOS. All Rights Reserved.

Apatow et Davidson font de Staten Island un Neverland dont le Peter Pan est un orphelin du terrorisme. À l’image de ce visage d’Obama raté et monstrueusement étiré tatoué sur le bras de son ami Richie, la vie de Scott est un miroir déformé d’americana où à tout moment, comme il le dit lui-même, « le rêve américain peut virer au cauchemar », et le film d’Apatow, inspiré et traversé par l’émotion, se réinvente pour se rapprocher du cinéma humaniste et méditatif des années 1970 – Hasby et Cassavetes – mais aussi de ses héritiers contemporains comme Harmony Korine et les frères Safdie. Dans des décors quotidiens et réalistes, des personnages fictifs électrisent le champ par leurs silhouettes décalées et leurs sensibilités à fleur de peau : les copains tous impeccables semblent ressurgir des années Freaks & Geeks, fondatrices pour le cinéaste, Marisa Tomei nous fait chavirer en Gena Rowlands de la côte Est quand elle retient les mains de sa fille qui s’en va à l’université en lui déclarant « tu es la lumière de ma vie », et le comique de stand up surdoué Bill Burr met de côté son humour grinçant et sardonique pour incarner avec une justesse et une humilité impressionnantes un pompier moustachu un peu guindé, amant romantique passionné et joueur invétéré qui croit encore au retour des Jets, l’équipe de football maudite de New York.

Dans son dernier stand up, Davidson décrit son style en trois mots : « Dick. Fuck. Dad. », offrant ainsi à Apatow un programme radical dont il n’aura plus qu’à reformuler l’équation en termes cinématographiques. Au début du film, une séance de blagues-sur-canapé (la spécialité du cinéaste) particulièrement hilarante et virtuose est interrompue par un « toc toc – qui est là ? » dont la réponse est « Le père ». S’en suit alors une scène de sexe problématique qui nous apprend que Scott ne prend pas de plaisir à cause des antidépresseurs et de la drogue. Et les 136 minutes de The King of Staten Island se mettent en mouvement pour suivre le parcours d’un jeune prince à la recherche de son héritage, osant enfin sortir s’aventurer dans une caserne de pompiers filmée comme un temple taoïste. Au son de Pursuit of Happiness du rappeur Kid Cudi, Scott cherche son chemin hors de cette île dont il est à la fois le roi et le prisonnier.

Comme toujours chez Apatow, le bonheur est à portée de la main, et le cinéaste avec une bienveillance infinie semble lui murmurer : « suivez la femme »…

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