Crédits : Fanny Monier
Chaque mois, un membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur.
Treizième roman de la célèbre fresque naturaliste des Rougon-Maquart, Germinal est paru en 1885 sous forme de feuilleton dans l’hebdomadaire Gil Blas. Le roman met en scène Etienne Lantier, tout juste accueilli par une famille de mineurs dans un coron du nord de la France. Il découvre alors l’enfer du travail dans les mines de houille. L’histoire raconte en parallèle l’essor du socialisme à l’heure des grandes grèves ouvrières qui marquèrent la révolution industrielle française.
« Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »
Germinal – Septième partie – chapitre 6
Je me souviens de l’instant où les dernières lignes de Germinal m’ont traversées la tête. La correspondance qui devait me ramener d’Angleterre tardait à mobiliser ses wagons, et j’attendais à peu près seul sur le quai de la gare d’Ashford. Je luttais dans le tressaillement des néons pour lire les derniers chapitres. Bien que la nuit fut apaisante, j’étais tendu vers les derniers événements qui secouaient la mine de Montsou, où Etienne Lantier et la famille Maheu luttaient pour leur survie. Ma tête était pleine du tumulte de cette « armée noire » qui se battait contre la roche pour sauver leurs camarades ensevelis par le fer et la boue. Je ne pouvais décrocher si près de la fin tant les personnages m’avaient emporté avec eux au fond des ténèbres. J’avais suivi leur épopée misérable, angoissé par leur condition de vie terrible. J’avais assisté à l’éveil de leur conscience ouvrière, porté par Etienne Lantier, rejeton maudit de la branche Macquart. Leur première expérience du socialisme les avait fait espérer des salaires décents et de meilleures conditions de vie. Avec la grève, et l’engagement d’un rapport de force contre le patronat, ils avaient compris leur statut de classe et espéré faire vaciller l’ordre établi. L’éclosion de leurs idées avait été cette fois trop précoce. Cependant, bien que la clôture du roman semble se faire dans des conditions plus désespérées qu’à sont prologue, Zola plante une graine d’espoir pour les générations futures. Son célèbre épilogue prédit ainsi les révoltes qui prépareront le nouveau monde.
Rares sont les livres qui, franchies les dernières lignes, donnent la sensation d’avoir achevé une oeuvre à la symbolique aussi marquante. Germinal est de celle-là. Zola poursuit ici son étude du monde capitaliste sous le second empire en donnant la parole à la classe ouvrière. Là où l’Assommoir s’attardait à décrire d’une longueur scrupuleuse les ravages de l’alcool, Germinal nous plonge dans l’apprentissage de la révolte et l’éducation aux idées socialistes avec Etienne Lantier. Sous ses faux airs de working class hero, il sert l’incursion romanesque dans la méthodologie naturaliste. Son ambition et sa vanité contribueront toutefois à l’avortement de ses idées syndicalistes. La dévastation qu’il laisse derrière lui après avoir tenté d’unifier ses pairs contre leur destin a longtemps soulever en moi d’innombrables questions. Fallait-il tout sacrifier pour changer le monde, s’était demandé mon moi adolescent ?
Comme l’alambic de l’Assommoir, la locomotive de la Bête Humaine, ou le grand magasin du Bonheur des Dames, la mine aspire les hommes et les broie dans les rouages infernaux de la productivité. Bien que le temps, les guerres et les révolutions aient érodées les messages portés par Germinal – les mineurs ont disparu avec la fermeture des derniers bassins miniers – il serait tentant de faire le parallèle avec d’autres aspects de notre système actuel. Et pour cause : l’écriture de Zola, son panache et ses « J’accuse… ! » tonitruants ont toujours autant d’échos dans l’actualité. Des échos plus ou moins déformés, certes. En témoignent les nombreuses réapropriations politiques ou artistiques qui se réclament héritières de l’écrivain.
Alors quoi ? Fallait-il se révolter ? Fallait-il considérer les écrits zoliens comme un témoignage révolu de l’histoire française ? J’ai finalement compris le véritable apport de Germinal quand j’ai tracé les lignes de mes premiers écrits. Ce que m’a transmis Zola à travers son oeuvre, c’est une véritable culture de l’écriture. Une écriture pour agir, une écriture pour dénoncer, une écriture ancrée dans le réel. Peu d’écrivains se sont en effet autant inscrits dans leur époque, et ont autant intégré l’écriture française et journalistique. Germinal porte alors plus que jamais son nom. Par l’éclosion chez ses lecteur.ice.s d’une aspiration pour l’écriture de l’action, Zola s’est assuré une pérennité infinie de la devise qu’il avait inscrite sur le linteau de sa cheminée. Nulla dies sine linea.