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Une semaine avant la sortie de The King of Staten Island, retour sur les cinq dernières années de la carrière de l’inépuisable Judd Apatow pendant lesquelles il est remonté sur scène comme comique, a publié un livre d’entretiens avec ses pairs et produit films et séries tout en découvrant le documentaire pour partager les pensées zen de son mentor Garry Shandling.
Cinq ans se sont écoulés depuis la sortie de Crazy Amy (Trainwreck, 2015), le dernier film de Judd Apatow, qui faisait suite au très sage 40 ans : mode d’emploi (This is 40, 2012). À l’approche de la cinquantaine, l’auteur de 40 ans toujours puceau (The 40 Year Old Virgin, 2005), En cloque, mode d’emploi (Knocked Up, 2007) et Funny People (2009) commençait-il à montrer ses premiers signes d’essoufflement ? D’un côté Crazy Amy écrit et interprété par l’humoriste Amy Schumer répétait jusqu’à en devenir prévisible les recettes du roman d’apprentissage et de la très américaine « coming of age story » tandis que 40 ans : mode d’emploi ressemblait à un home movie de millionnaires encore et toujours embourbés dans l’âge ingrat.
Mais Judd Apatow, en génie du rebond, à l’idée de demander à son actrice, en plein tournage de Crazy Amy, « qui la fait rire en ce moment ? » Et c’est ainsi qu’un jeune homme de 22 ans du nom de Pete Davidson fait son apparition au détour d’une scène dans laquelle Bill Hader, qui joue un médecin du sport, discute avec Amy tout en massant le genou d’un de ses basketteurs. Il lui adresse alors la parole, prenant conscience du corps qui se trouve au bout de ses mains et réalise que le garçon aux yeux exorbités, à la voix grave et au physique de cartoon (enfant illégitime que Seth Rogen aurait pu avoir avec Itchy et Scratchy ) n’est pas un sportif mais un ado défoncé qui a trébuché sur son bang devant sa Xbox.
Les thèmes les plus fondamentaux du cinéma d’Apatow – l’éternelle adolescence, la weed culture et les après-midis sur le canapé – refont surface depuis les bords du plan. Ce mini happening en forme de gag, donne l’impression qu’un personnage sorti tout droit de la série Freaks & Geeks (1999-2000) vient mordre les doigts de son père qui s’embourgeoise. Ses films se régénèrent constamment de l’intérieur en obéissant à une logique implacable du recyclage hérité de sa formation à la télévision, et d’un appétit insatiable pour les collaborations.
Car une partie du génie du réalisateur new-yorkais tient justement dans la manière qu’il a de travailler avec les acteurs de comédie comme un botaniste, plantant des graines dans un film pour en récolter les fruits des années plus tard : Seth Rogen fait sa première apparition en 1999 dans Freaks and Geeks et devient six ans plus tard l’acteur principal d’En Cloque, mode d’emploi, Jonah Hill crève l’écran lors d’un cameo de quelques minutes dans 40 ans toujours puceau et incarne deux ans après un des deux adolescents inoubliables de SuperGrave (Superbad, 2007) écrit par Seth Rogen, sans parler bien sûr de l’ascension fulgurante d’Adam Sandler, son ancien colocataire de la vallée de San Fernando à qui il offrira en 2009 son film le plus personnel, Funny People, qui s’ouvre par une de leurs vidéos de canulars téléphoniques filmées vingt ans plus tôt.

L’émotion au centre, les gags autour
De la télévision et des films de ses maîtres Hal Ashby et James L. Brooks lui vient aussi une vision de la mise en scène de cinéma comme un faire-valoir pour les performances de ses acteurs. D’ailleurs, la seule règle qu’il applique systématiquement sur un tournage c’est d’ « être toujours sûr d’avoir un gros plan de chaque acteur dans une scène pour garder toute liberté au montage ». Le reste, comme le lui ont appris les films de Woody Allen, c’est le chef opérateur qui s’en charge. Et la liste est impressionnante : Jack N. Green signe l’image de 40 ans toujours puceau après avoir accompagné Clint Eastwood tout au long de ses lumineuses années 1990, Eric Alan Edwards apporte à En cloque, mode d’emploi son hypersensibilité pour les visages et les villes dont il a fait preuve à de nombreuses reprises par exemple avec My Own Private Idaho de Gus Van Sant (1991), mais c’est Janusz Kamiński, le chef opérateur de Il Faut sauver le soldat Ryan (1998) qui pour la première fois va introduire le mouvement et l’expressivité de la couleur dans Funny People. En 2020, The King of Staten Island marque une apothéose de cette recherche visuelle collaborative en offrant à Robert Elswit, le collaborateur attitré de Paul Thomas Anderson, un espace saturé d’émotion et d’improvisation inspiré du cinéma des années 1970 et de son plus farouche représentant John Cassavetes.
Avec ses chefs de poste comme avec ses comédiens, Apatow provoque et développe les idées des autres, et c’est une des raisons pour lesquelles quasiment tous ses films sont co-signés par leurs acteurs. En 1992, il crée avec Ben Stiller le Ben Stiller Show, en 1999 c’est l’adolescence de Paul Feig qui offre à la série Freak & Geeks sa matière vive, 40 ans toujours puceau est le premier film écrit par Steve Carrell et un écrin pour explorer toute la palette de son génie comique, et quand au début des années 2010 on commence à reprocher à ses films leurs allures de « boys club », il permet à Kristen Wiig d’écrire son premier film et l’autrice de 38 ans signe avec Mes Meilleurs amies (Bridesmaids, 2011) l’entrée des femmes dans l’histoire du blockbuster comique. Apatow déborde la notion de l’auteur tout puissant et va chercher des artistes vibrants de créativité et d’énergie pour les amener à une vitesse supérieure, à la manière d’un accélérateur de particules. Même dans les films qu’il produit comme le remarquable The Big Sick de Michael Showalter (2017), ses propres obsessions envahissent le cadre : la maladie qui vient déformer la comédie en drame, et la figure du père dans laquelle survit l’héritage adolescent. Durant les trois ans pendant lesquels il fait accoucher le couple formé par Emily V. Gordon et Kumail Nanjiani d’une version fictive de leur propre histoire, Apatow leur transmet sa vision de la comédie comme un art sans centre fixe et qui magnifie la voix comique en émotion pure.
Le Zen dans l’art terrestre de la comédie
Durant les cinq dernières années, l’auteur a manifesté un besoin grandissant de questionner sa propre méthode, d’en repousser les limites et de revenir encore et toujours sur les origines même de la comédie. L’été 2015, il publie un livre sur lequel il travaille depuis quinze ans, Sick In The Head, une compilation d’entretiens avec trente-sept des plus éminents représentants de la comédie américaine parmi lesquels Harold Ramis, Jim Carrey, Mel Brooks, Key and Peele et Roseanne Barr (Les éditions Capricci en ont publié une version abrégée en 2018 soit vingt-et-un chapitres choisis parmi les trente-neuf qui composent l’édition originale sous le titre Mes héros comiques). Apatow, avide de questions et de réflexions sur l’essence même de la création, demande par exemple à James L. Brooks si le travail de l’auteur ne se résume pas en définitive à « servir ses personnages », à « bien les traiter » (Mes héros comiques, Capricci, p.131), touchant là au cœur de l’énigme et de l’humanisme qui fait son propre cinéma.

Et comme si les trois séries dont il est le producteur et le co-auteur : Love de Lesley Afin et Paul Rust (2016-2018), Crashing de Pete Holmes (2017-2019) et Girls de Lena Dunham (2012-2017) ne suffisaient pas, Apatow remonte sur scène comme comique pour la première fois depuis ses années de formation à l’occasion d’un programme spécial sur Netflix intitulé Judd Apatow : The Return en 2017. Il reprend le fil de sa propre autofiction et aurait pu appeler son spectacle 50 ans : mode d’emploi. Habillé d’un de ses luxueux costumes bleu nuit, il atteint vite ses limites de stand-upper mais brille dans l’art de l’autodérision :
« Ça rend plutôt humble de voir un des ses films en streaming car ce qu’on vous conseille après vous donne une idée de la catégorie dans laquelle vous boxez. Dans mon cas ça donne “Vous avez aimé En cloque, mode d’emploi, vous adorerez Ernest suce sa propre bite”. »
Il manifeste aussi pour la première fois dans sa carrière un intérêt pour le documentaire. Comme Spike Lee et Martin Scorsese qui le pratiquent régulièrement entre deux films de fiction, il décide lui aussi d’en apprendre les rudiments grâce aux conseils experts du documentariste Michael Bonfiglio. Ils co-signent en 2016 pour la chaîne sportive ESPN (à qui on doit The Last Dance sur Michael Jordan) un portrait de Doc Gooden et Darryl Strawberry, deux joueurs de baseball des Mets ayant connu la gloire et la célébrité au milieu des années 1980 avant de sombrer dans la drogue, l’alcool et de séjourner dans la même prison. Sobrement intitulé Doc & Darryl, le film est construit autour d’une rencontre des deux stars dans un diner typiquement américain et surprend par sa force émotive. Les deux anciens athlètes se retrouvent avec plaisir et parlent sans fard du monde déformé par la cocaïne, le whisky et les amphétamines. Un ou deux étages en dessous de la vie des stars de l’entertainment et du sport se cache l’Amérique de l’entraide, des laissés-pour-compte, des toxicos et des alcooliques anonymes qui semblera toujours affleurer sous la fiction de The King of Staten Island.

Mais cette formation au documentaire prend tout son sens quand, à la mort de son mentor Gary Shandling en 2016, Apatow se lance seul pour la chaîne HBO dans un documentaire fleuve de plus de quatre heures sur cet humoriste, acteur, producteur et scénariste qui inventa la comédie méta et réflexive en créant en 1992 le Larry Sanders Show (1992-1998), une série visionnaire sur un faux présentateur d’une émission télé qui reçoit de vrais invités et qui influença des générations de comiques jusqu’à Larry David et Ricky Gervais. Diffusé en deux parties en mars 2018, le film s’intitule The Zen Diaries of Garry Shandling et marque une étape importante dans la carrière de Judd Apatow. Garry Shandling, inspiré par les préceptes du bouddhisme note pendant trente ans dans ses carnets des réflexions zen sur la voie du comique et donnent au film des échos existentiels et méditatifs. La comédie est un miroir pour supporter la vie et, comme le dit si bien Jim Carrey dans le documentaire, « vous allez bien, puisque nous les comiques avons tous les problèmes ». Sur l’affiche de ces « journaux zen », le père spirituel nous dévisage tandis que derrière lui son bureau est en feu.

En bon disciple, Gary Shandling porte sur la nuque un cercle tatoué, c’est le enso du bouddhisme qui inspira autant Jean-Pierre Melville dans Le Cercle rouge (1970) que Jim Jarmusch avec Only Lovers Left Alive (2013) et qui représente le néant, la perfection et l’harmonie. C’est le centre vidé de l’ego, la recherche d’un cercle parfait mais ouvert et qui pourrait symboliser la vision de l’auteur de ces artistes issus de la télévision comme Gary Shandling, James L. Brooks, Robert Altman ou Judd Apatow dont les filmographies multiformes débordent les notions de production ou de réalisation, de fiction et de documentaire, et dont la force est justement, pour reprendre une célèbre pensée de Pascal, que leur centre est partout, mais leur circonférence nulle part.