© Orion Pictures
Outre offrir un masque-muselière parfait à arborer à Halloween et une affiche idéal pour décorer sa chambre d’ado, Jonathan Demme nous a apporté en 1991 une véritable leçon de cinéma avec Le Silence des Agneaux. Retour sur un long-métrage carnivore qui a révélé le monstre Hannibal Lecter au grand public.
Adapté du roman de Thomas Harris, Le Silence des Agneaux est considéré comme LE thriller américain emblématique du film noir qui ne laisse pas indemne. Un Big Five aux Oscars et presque trente bougies à souffler plus tard, ce chef d’oeuvre glauquissime du 7ème Art n’a de cesse d’effrayer et passionner petits et surtout grands en demande de sensations fortes. Comme l’atteste la prolifération, la qualité et surtout le succès des spin-off mettant en scène les prestigieux Julianne Moore (Hannibal, 2001), Edward Norton (Dragon Rouge, 2002) et Gaspard Ulliel (Hannibal Lecter : Les Origines du Mal, 2007). Ou encore la série Hannibal (2013) et la suite cinématographique alléchante à venir. Bref, un monument culte, parodié et/ou imité par des classiques de la Pop Culture comme South Park, X-Files ou encore Les Simpson. Comment aborder une pépite iconique et chérie qui n’a pas cessé de faire couler d’encre ?
Clarice Starling (Jodie Foster), jeune stagiaire du FBI intéressée par les sciences du comportement, est contacté par son supérieur Jack Crawford (Scott Glenn) pour s’entretenir avec Hannibal Lecter dit « le Cannibale » (Anthony Hopkins). Cet ancien psychiatre, détenu sous haute-surveillance à Baltimore, tueur en série et fin gourmet comme son nom l’indique, détient en effet des informations sur « Buffalo Bill », un tueur de femmes amateur de peaux humaines. L’agent Starling est chargée d’interroger le célèbre docteur Lecter, jusque-là récalcitrant à avouer ce qu’il sait à propos du dangereux meurtrier qui terrorise la région. De cette singulière prise de contact va peu à peu émerger un relation ambiguë, mêlant fascination réciproque, fausses pistes et étranges énigmes à tiroir. N’écoutant que son intuition, Starling se lance aux côtés du charismatique criminel, envers et contre tous, dans une funeste chasse à l’homme, celle d’un homme qui chasse.
Proie et chasseurs
Le Silence des Agneaux se démarque par un pitch narratif efficace qui suscite la fascination par le tabou qu’il met en scène : le cannibalisme. L’anthropophagie, débordement ultime qui mène à manger ses semblables, est habilement traitée. Son aspect littéral, associé au passé de Lecter, n’est jamais montré, mais suggéré par une cocasse revue de cuisine « Bon appétit » ou par une côte d’agneau saignante dégustée avec délectation. L’aspect métaphorique du cannibalisme est en revanche omniprésent et atteint le summum de l’horreur. Le rapport proie / prédateur se matérialise ainsi par la « consommation » d’un autre individu pour s’approprier les ressources qu’il possède (récupération de la peau, utilisation des atouts physiques pour son profit). Cet appétit intrusif se manifeste aussi par la volonté de s’immiscer dans la peau et l’esprit de l’autre, pour devenir lui (cas de « Buffalo Bill ») ou deviner ce qu’il est ou ce qu’il sait (cas de Lecter et Starling).
Ainsi, la proie et son bourreau s’opposent autant qu’ils se confondent, à travers le personnage de Lecter, redoutable criminel qui pourtant rumine dans sa cage comme un animal cloîtrée dans un zoo trop petit pour ces ambitions, soumis à la surveillance 24h/24 et aux exigences de son geôlier. « Buffalo Bill » est aussi représentatif de ce rapport ambivalent : c’est un écorché vif qui écorche des femmes pour ce qu’il souhaite tant être d’elles. Éternellement condamné à ne pas vouloir être lui et à ne pas pouvoir être ce qu’il veut, « Buffalo Bill » erre dans une cave de couleur verte, couleur de l’envie, qu’il a transformé en un boudoir intime, ingrédient indispensable pour donner de la matérialité à son fantasme inatteignable.
Culture et inculture
Le Silence des Agneaux évoque sans cesse des référents mythologiques et historiques forts, tels l’Antiquité, avec la figure de Némésis, déesse personnifiant le désir vengeur, ou encore l’empereur romain Marc Aurèle. Les allusions à l’Histoire des Arts sont nombreuses et exclusivement affiliées à Lecter : lecture de poésie, écoute des Variations Goldberg de Bach, dessin d’une madonetype Renaissance italienne, retranscription fidèle du Dôme de Florence. Le recours à l’anagramme, à la périphrase affirme le background culturel de ce docteur raffiné. Sa personnalité tout en contraste, celle d’un intellectuel inhumain et sanguinaire, bouleverse ainsi les codes en associant esprit éclairé et pratique jugée « barbare ». Lecter est alors un être ambivalent terrorisant par sa non-conventionnalité, que suggèrent ses yeux bleu acier hypnotisants.
De même, Lecter ne cesse d’être actif dans sa passivité par l’incessant manège qui fait graviter tous les personnages autour de lui : il revêt une aura mythique alors que peu présent face caméra. Lecter est un ainsi le personnage pilier de l’Histoire, tout comme son homonyme Hannibal, stratège et intellectuel à la tête de Carthage durant l’Antiquité. L’allusion littéraire au Faust de Goethe pour évoquer « Buffalo Bill » n’est pas non plus un hasard, car elle se rapporte au savant damné pour avoir vendu son âme au Diable en contrepartie d’un savoir illimité. Un sacrifice en adéquation avec celui du tueur, prêt à tout, même au pire, pour acquérir ce qu’il convoite.
Tuer la femme
Le visionnage du Silence des Agneaux met mal à l’aise vis à vis du sexisme ambiant plus que par les actes criminels en eux-mêmes. Les femmes sont de fait mises de côtés, sauf la « chanceuse » Clarice Starling, qui parvient à évoluer dans un milieu prestigieux masculin. Elle est entourée d’hommes qui la résument à son sexe : on lui refuse d’écouter des résultats d’autopsie pour éviter de la choquer, on la laisse attendre parmi une horde d’hommes en uniforme qui la reluquent avec des regards pervers, on lui propose un rendez-vous galant de manière insistante alors qu’elle s’apprête à interroger un psychopathe. Ce sexisme ordinaire déplacé se retrouve aussi dans le ton paternalisant de Crawford, qui instrumentalise Starling et voit en elle une nouvelle stratégie plus « séduisante » pour inciter Lecter à parler. Crawford la récompense d’ailleurs comme si elle était une gentille fille en mal de reconnaissance, tout en n’accordant aucun crédit à ses intuitions et preuves.
Cette brutalité sourde envers la femme constitue en réalité l’essentiel de la violence du long-métrage. Ainsi, l’horreur se dit mais le sang ne jaillit pas. Si ce n’est pour une scène surréaliste, la découverte d’une victime éventrée suspendue dans la lumière, très kitsch, trop grotesque pour être vraie. La violence s’immisce plutôt dans le traitement post-mortem des victimes par le médecin légiste, par la prise de photos aveuglante, brusque et bruyante des preuves. Dans le fait d’enfoncer et d’extirper un cocon de papillon à la dimension phallique de la gorge des femmes assassinées. Dans la considération des femmes comme des objets sexuels appétissants, des sources de matière première, des moyens d’assouvir ses besoins. Elles suscitent toutes les tentations, comme le papillon, tant prisé comme clef du mystère pour les enquêteurs que pour sa capacité de métamorphose pour « Buffalo Bill ». Les femmes sont à la merci du regard et des actions des hommes partout et pour tout, renforçant les liens unissants victime – proie – femme.
Faux-semblants
Le thème récurrent de l’apparence associe vêtement et dissimulation de la réalité. L’habillement est un crisalide protecteur plein de promesses, un véritable filtre qui permet d’oublier son origine sociale modeste, sa condition sexuelle, une réalité qu’on ne saurait voir et accepter. Le costume transforme (thème de la couture), fait illusion et permet de se faire illusion. Il est une armure, qui permet de se parer d’attributs de pouvoir (uniforme, armes) et qui, à l’image du sexe, crée la hiérarchie et les abus qui peuvent en découler. La simulation est pourtant tranchante : le vêtement cache également pour mieux montrer, tel le casque de Lecter. Mi-gladiateur, mi-hockeyeur, cette camisole de force faciale empêche de mordre mais ne fait qu’intensifier le sentiment de danger naissant à la vue de ce masque.
La fausseté se joue aussi dans les actes et dans les paroles. La réelle violence du Silence des Agneaux se cache dans les prétextes hypocrites de politesse, qui justifient la discrimination par le respect de l’innocence et de la pudeur présupposée à la gente féminine par exemple. En faisant passer cela pour de l’admiration ou un compliment flatteur à accepter. Ce que résume bien l’affiche emblématique du film, véritable nature presque morte habitée. A travers le visage angélique de Jodie Foster, dérangeant par la lueur hallucinante de ses yeux, et ce papillon sphinx à tête de mort, au nom autant qu’à la symbolique morbide qui vient entraver sa bouche, censurer sa parole. Comme Hitchcock tua l’image de la mère parfaite avec Psychose (1960), Demme montre que l’on ne cesse de tuer la femme en la réduisant au silence dans Le Silence des Agneaux. Le danger n’est alors plus là où on le croit.