CINÉMA

Netflix – Le Tigre et le Taureau

© Netflix

Le début d’année 2020 s’est ouvert sur un réveil politique d’envergure, mais 55 jours de confinement ont plongé la France dans un état de choc dont les plateformes de streaming ont largement profité. Netflix l’a emporté avec deux mini-séries documentaires, Joe Exotic réalisé par Eric Goode et Rebecca Chaiklin et The Last Dance de Jason Hehir.

L’expérience du confinement est venue interrompre (ou mettre en pause) un puissant réveil politique et féministe. Les mouvements contre les violences sexistes et les discriminations ont trouvé une audience internationale avec la 45ème cérémonie des César et Adèle Haenel – amplifiée par une tribune de Virginie Despentes – nous a exhorté à nous « lever et nous casser ». L’été 2020 s’annonçait donc comme celui du mécontentement, du changement et des héroïnes mais pas de chance, un virus d’origine animale nous a obligé à rester, assis, devant Netflix. Et c’est ainsi que ces deux mois ont vu naître une crise sans précédent dans la culture et un essor historique des plateformes de streaming.

Pendant ce temps, chacun est devenu la vedette de son propre show sur les réseaux sociaux et deux figures aussi américaines que le Dr. Pepper et aussi dissemblables qu’Abel et Caïn sont entrées dans nos foyers et nos consciences : un basketteur et un exploitant de zoo. Mais que disent de nous ces deux succès de confinement ? En choisissant une fois de plus d’honorer les mâles alpha, qu’ils soient anges ou démons, braves ou couards, aurions-nous choisi la facilité et le divertissement ? Aurions-nous regardé sagement ailleurs pendant que ce qu’on avait l’habitude d’appeler le documentaire se changeait sous nos yeux en un sous-genre de la fiction ? Retour sur deux phénomènes.

« Le public ne vient pas voir les tigres, il vient me voir moi. »

Joe Exotic, Tiger King

Avec sa genouillère, ses boucles d’oreilles, ses tenues imprimés léopard, ses tatouages, son mulet décoloré et sa voix traînante, Joe Exotic (de son vrai nom Joseph Allen Schreibvogel) est une créature hors du commun. Tiger King (en français : Au Royaume des fauves) a trouvé instantanément son public dès son lancement le 20 mars dernier, trois jours après le début du confinement. Ce succès fulgurant n’est pas dû uniquement au fait qu’il nous apprenne qu’il existe aujourd’hui plus de tigres en captivité qu’en liberté, mais peut-être plutôt parce qu’il tient toutes les promesses de son sous-titre : « Meurtre, carnage et folie », une règle de trois qui vient supplanter « la haine, le meurtre et la revanche » qui faisaient la sève du western classique selon Fritz Lang.

Tiger King est à l’origine le projet d’Eric Goode, un millionnaire philanthrope américain de 62 ans, qui avant de se consacrer à la cause de la conservation des espèces et à la défense des tortues, avait fondé au début des années 1980 le night-club mythique Area à New York, fréquenté par Warhol et Basquiat. Entouré d’animaux médiatiques, il a développé un goût particulier pour les personnalités hors-normes et leur capacité à se créer un monde à l’intérieur du nôtre et à capter l’attention de leurs voisins. Ainsi, lorsqu’il se lance en 2014 dans un projet de documentaire visant à dénoncer l’exploitation des animaux sauvages, il puise son inspiration dans des films explosifs comme Grizzly Man de Werner Herzog (2005) et Blackfish de Gabriela Cowperthwaite (2013) sur un ours et un orque qui s’en prennent aux humains, ou franchement décalés et excentriques comme le documentaire parodique Bêtes de scène de Christopher Guest (2000).

Lorsqu’ils rencontrent, avec sa co-réalisatrice Rebecca Chaiklin, le personnage de Joe Exotic dans son zoo de l’Oklahoma et que celui-ci leur expose sa querelle sanglante avec Carole Baskin, la propriétaire d’un refuge pour animaux sauvages, le documentaire devient bigger-than-life et se meut en un gonzo-reportage truffé de coups de théâtre sur un psychopathe mégalomane white trash et son entourage, qu’on croirait sortis de la comédie humaine des dégénérés du Sud chers au comique Danny McBride (coucou Kenny Powers) ou des polars rednecks dont seuls les Frères Coen ont le secret. D’ailleurs en 2018, lorsque Joe disparaît après avoir engagé un tueur pour supprimer sa rivale, ne devient-il pas un cousin éloigné du vendeur de voiture joué par William H. Macy qui rate l’enlèvement de sa femme et finit pourchassé par le F.B.I. dans Fargo (1996) ?

La puissance de séduction irrésistible de Tiger King pendant ces deux mois de printemps fut peut-être liée à notre état de captivité forcée, ou encore à la frustration éprouvée devant ce phénomène de distanciation sociale dont il serait une forme d’antidote, lui qui s’impose, qui se force, qui s’arrache le contact intime comme l’attention du public. Joe Exotic aura incarné une forme de libération totale du chaos et de la vulgarité. Polygame forcené, il entretenait ses maris en les rendant dépendant à la crystal meth, misogyne invétéré il tirait sur des poupées gonflables à l’effigie de Carole Baskin et déguisait toutes ses employées en panthères sexy, capitaliste effréné il exploitait tous ses collaborateurs en les nourrissant de viande avariée. Mais comme dans toutes les fables, la morale est sauve, et alors que nous sortons de nos cages, Joe rentre dans la sienne et savoure depuis sa cellule son quart d’heure de célébrité.

« C’est l’instant. Tout est dans l’instant. C’est un truc de Bouddhisme Zen : tu te mets dans l’instant et tu y restes. »

Michael Jordan, The Last Dance

Lorsque Tiger King dépasse les 34 millions de stream pendant ses dix premiers jours d’exploitation, il devient le documentaire le plus regardé en VOD de l’histoire. C’est sûrement la raison pour laquelle Netflix avance la sortie de The Last Dance, le documentaire signé Jason Hehir initialement prévue au mois de juin pour profiter de l’attention démultipliée du public pendant le confinement. Il sort le 20 avril et double dès sa deuxième semaine le succès de Tiger King.

The Last Dance est une série documentaire de dix épisodes, diffusée par Netflix mais produite par le réseau de télévision ESPN. Il suit l’ascension des Chicago Bulls depuis l’arrivée de Michael Jordan au début des années 1980 jusqu’à leur dernière saison ensemble en 1997/1998. Documenter une saison entière des Bulls et de surcroit la dernière, c’est le rêve du producteur Andy Thompson, le frère du basketteur Mychal Thompson, qui se fait un nom dans les années 1990 auprès de la branche film et télévision de la NBA comme intime de Jordan, capable par sa seule présence de lui faire surmonter sa phobie de la presse et de l’encourager à leur livrer un peu de son intimité. Il en ressort quelques 500 heures de rushes 16 mm qui resteront archivées pendant 22 ans dans les chambres fortes de la NBA. Au fil des années les propositions de documentaires se multiplient, toutes sont refusées par Jordan.

© Andrew D. Bernstein The Last Dance. Netflix.

Mais en 2016, il cède et accepte la proposition de la chaîne, peut-être influencé par l’ascension fulgurante de LeBron James considéré par la nouvelle génération comme le plus grand joueur de l’histoire, ou par le nouveau record de 73 victoires en une saison établi par les Golden State Warriors qui vient détrôner les 72 obtenues par les Bulls en 1995/1996. Jordan sent qu’on menace son héritage et qu’il est temps de raconter son histoire. Une équipe de choc de monteurs et d’archivistes est assemblée par la chaîne pour construire la série. Le résultat est un fleuve d’une maîtrise impressionnante qui procède par allers et retours temporels et chaque épisode se concentre sur un personnage secondaire du récit Jordan ou sur un moment de construction de sa mythologie.

Les quatre premiers épisodes relatent les débuts à la NBA, et s’offrent des portraits de Scottie Pippen, Dennis Rodman et de l’entraîneur Phil Jackson. Le cinquième épisode est consacré à l’établissement de l’icône avec la naissance de la « Air Jordan » et de la chanson Be Like Mike et, comme dans une tragédie classique, la seconde moitié s’ouvre par une épreuve avec la parution du livre Jordan Rules de Sam Smith en 1992 et la révélation de son addiction au jeu. Le septième épisode sur la courte carrière au Baseball de Jordan est une nécessaire parenthèse mais aussi un moment de solidification de notre lien avec lui à travers la mort de son père. Dans les trois derniers épisodes, comme dans un film de la série Rocky, l’athlète critiqué et affaibli retrouve sa condition physique et triomphe.

En plein confinement, et particulièrement après les excès et le grotesque de Tiger King, The Last Dance apparaît comme une expérience apaisante, qui nous rappelle aux sacro-saintes valeurs du sport : tolérance, respect, honneur, courage. Et devant la baie vitrée de sa maison de 15 millions de dollars de Highland Park, un dieu fumeur de cigares nous terrasse par sa grandeur et son humilité et nous rappelle que tout succès durable est collectif. L’émotion culmine quand ce géant aux émotions contenues fond en larmes dans les vestiaires en serrant dans ses bras son premier titre de NBA en 1991. Il arriverait presque à nous faire oublier que, comme son ailier de mars Joe Exotic, Jordan est avant tout un fabuleux distributeur d’images.

Car cette « Dernière danse » est une véritable usine à citations et à « memes » pour les réseaux sociaux ainsi qu’une célébration des années 1990 déjà largement fétichisées par la génération des millennials et vidées par Netflix de tout contenu politique. Cette implacable machine à produire de la légende est cimentée par le fait que les intervenants eux-mêmes réagissent souvent devant un iPad aux images produites, témoignant ainsi de leur objectivité. Impossible de mentir puisque les réactions sont à vif, impossible de douter puisque les images du passé ont été libérées et que nous les découvrons tous ensemble. Captivés par la dernière saison des Chicago Bulls avec Michael Jordan, nous en sommes aussi les captifs, doublement prisonniers des manipulations du passé et de celles du présent.

Tiger King, lui, a été suivi deux semaines après sa diffusion par un épisode spécial où, dans les conditions du confinement, les différents acteurs revenaient sur la réception du documentaire, régissant à leurs propres images comme n’importe quel spectateur et témoignant de leur prodigieuse célébrité naissante. La voix de Joe Exotic détenu dans une prison fédérale manquait au chapitre mais sa popularité sur les réseaux sociaux et le soutient de Donald Trump Jr. pourraient bien finir par le voir pardonné car lorsqu’on est fait du même tissu que les cartoons, un crime prémédité finit par perdre toute forme de réalité.

C’est le réalisateur vétéran Ken Burns (The Civil War, The War, Vietnam) qui, le premier, a cherché à nous alerter sur le pas en arrière que représentait un documentaire choc produit par son sujet (Jordan est producteur de The Last Dance avec sa société Jump 23). Mais pendant un confinement, qui se soucie vraiment d’objectivité quand tout est mise-en-scène de soi car « dans le monde renversé, le vrai est un moment du faux » (Guy Debord, La Société du spectacle, 1967). Nous accueillons alors à bras ouverts un documentaire qui serait écrit comme une épopée ou qui aurait les vertus excitantes du polar et c’est ainsi que pendant ces deux mois de contemplation immobile, nous avons choisi deux héros de fortune qui, détail troublant, sont nés à deux semaines d’intervalle l’hiver 1963. Ils nous ont emporté dans les méandres de leurs histoires pour mieux nous rappeler qu’en 2020, lorsque la fiction est plus belle que la réalité, on la streame.

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