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LUNDI SÉRIE – « Les Soprano », la chair de ma chair

© HBO

Deux fois par mois, la rédaction se dédie entièrement au « petit écran » et revient sur une série pour la partager avec vous. Toutes époques et toutes nationalités confondues, ce format vous permettra de retrouver vos séries fétiches… ou de découvrir des pépites.

Aujourd’hui, souvenons-nous de l’œuvre culte et introspective de David Chase  : Les Soprano.

C’est la chair que l’on regarde, l’ossature en-dessous d’une œuvre qui se déploie en même temps qu’elle nous pénètre dans notre propre corps. Le cas de la série, au fil des années, a su faire partager cette véritable texture grâce aux nombreuses spécificités qui la composent. La répétition, sa longueur, les attaches créées autour des personnages, leurs mimiques et dialogues, cette invitation constante du générique et du décor planté. L’effet d’augmentation des images, et à fortiori de l’implication du spectateur. Et c’est peut-être à cause de la hauteur parfois si inaccessible de l’art sériel, cette tour construite brique par brique, épisode par épisode, que la mission de se replonger dans une série constitue l’angoisse d’oublier chaque parcelle de la création, dans cette vanité de renouer avec les premiers sentiments des premières images du premier visionnage. Nous n’oublions pas le moment que l’on a ressenti, mais peut-on le revivre ? Quand bien même l’espoir résonne, l’angoisse de ce que l’on respire et de ce que l’on vit prévaut toujours.

Et c’est exactement ce qui constitue la personnalité et le corps de Tony Soprano, le héros des Soprano, série culte de 6 saisons et créée par David Chase pour la chaîne HBO en 1999, et diffusée jusqu’en 2007. Tony ressent comme il cherche à garder ce ressenti, renouveler avec cette chair, dans une peur aussi simple que sa perte  : il est la chair des Soprano en même temps qu’il la façonne, dans l’angoisse et la vanité de l’existence. Dans les dernières secondes de la saison 1, dans le restaurant de son meilleur ami Artie Bucco, il s’adresse ainsi à sa femme Carmela, son fils Anthony Jr. et sa fille aînée Meadow, assis autour de lui  : «  Souvenez-vous des bons moments  », prenant alors pour exemple ce dîner qu’il prend avec eux à l’abri de la tempête qui gronde dehors. Il y a comme une grande mélancolie dans les mots de Tony, celle qui consiste à vivre ensemble, tête baissée, à la folie, mais toujours la tête haute, pour tout se dire, rien ne se cacher. Il y a la puissance, toujours forte en symbole dans la série, du moment et du souvenir qui se constituent au présent  : «  souvenez-vous  ».

Tony et Carmela, couple passionnel (© HBO)

Force et formes de l’écriture

Avec Tony, Carmela, Anthony Jr. et Meadow, le spectateur s’enfonce dans cette chair familiale, au titre d’une certaine idée d’un décor sentimental. Dans le cas des Soprano, il y a pourtant un autre décor, celui de la Mafia  : Tony est en effet le gérant de toutes les affaires de la Mafia du New Jersey. Ce n’est pas un décor, c’est plutôt la couverture que s’offre le décor familial. La chair de la chair. Comme le dit Emmanuel Burdeau dans La Passion Tony Soprano, la Mafia n’existe pas. Tony lui-même l’affirme par inversion en employant ce dicton vieux comme le monde  : «  There’s no such thing as the Mafia  !  », obligé de se justifier maladroitement face à sa fille qui a découvert par elle-même ce que faisait réellement son père (et ce dès le début de la série, à l’épisode 5 de la première saison). La jeune Meadow, plus si innocente et alors prête à entrer à l’université, fait entrer, à son tour, le spectateur dans cette distinction de ce qui est vrai et ce qui est faux. La Mafia et la famille ne font pas décor à part, elles sont semblables : cette figure de l’oncle entretenue par le conseiller Silvio et le nerveux Paulie, le beau-frère Bobby (époux de Janice, la sœur de Tony) qui s’est occupé du vétéran Junior (l’oncle comme le Boss de Tony), sans oublier Christopher, personnage téméraire et passionnant, le neveu éloigné de Tony, qui monte dans le milieu et considéré comme un fils.

Quand certaines grandes séries puisent dans une déchirure narrative – Twin Peaks assemble outre-mondes surnaturels et petite bourgade digne du soap-opera ; Lost constitue un espace géographique précis (une île) qui ne cesse de creuser le mystère – Les Soprano a donc ce souci du rassemblement, du feuilleté romanesque. La Mafia et la famille ne sont pas la même chose, mais il existe une très forte altérité entre elles. Par conséquent l’écriture veut que le drame avec le rire, l’attente avec la surprise ou même la chaleur d’un coucher de soleil avec le sang-froid issu d’un règlement de compte puissent aussi se retrouver et constituer la symbiose de la création dans chacune de ses parcelles. C’est en cela que le ton de la série est variable, en constante réinvention, comme si les codes se descendaient eux-mêmes et que la valeur de l’écriture, plus que ce qu’elle raconte, doit être intacte à l’impact d’une autre pour espérer grandir, avancer.

Plusieurs des meilleurs épisodes passent par la croyance en cette écriture qui désamorce. Elle est anti-spectaculaire et presque double  : l’épisode 4 de la saison 4 tourne par exemple autour d’une insulte faite à la femme d’un membre haut placé de la mafia new-yorkaise, mais ce dernier compte bien prendre sa revanche et assassiner celui qui a prononcé l’insulte, pour l’honneur de sa femme. Le ridicule se juxtapose ici à l’escalade la plus sensible et la plus sérieuse de la violence. C’est Breaking Bad qui héritera énormément de cet assemblage quasi-kafkaïen, mais dans un but qui vise l’augmentation continue du récit (promise par le titre) tandis que Les Soprano reste constamment sur la même longueur d’onde (il n’y a qu’une seule famille).

Famille x Mafia (© HBO)

Tony l’ultime

La chair de l’écriture, qui mixe les décors, les codes et les tons, a une vraie psychologie qui rejoint l’espoir et l’angoisse qu’entretient Tony Soprano dans sa vie de mafioso déprimé et en grande difficulté avec sa famille en dépit des mots doux prononcés autour de la table du restaurant. Il est l’épicentre du récit : il prend tout pour lui (son gros caractère soupe au lait, en crise de virilité parfois), résout, jure et promet que par sa personne. Tony est la chair et l’épicentre des Soprano car cette écriture alchimiste mais pas pour autant spectaculaire réussit à s’augmenter et se contenir dans son personnage. Il est très intéressant par exemple de regarder la structure de certains épisodes où les allers-retours de la maison au travail de Tony dessinent aussi la trajectoire des problèmes professionnels et existentiels : eux aussi vont de la maison au travail, et du travail à la maison.

Les Soprano est certes une œuvre qui ne cesse de malaxer son écriture, mais Tony Soprano est à la fois (dans) l’œil de ce cyclone émotionnel comme il parvient à la renfermer dans sa seule complexité. Il nourrit un «  amour fou  » pour sa famille et quelques rencontres faites au cours de la série, et Tony sait où il vit et comment il vit  : ses crises d’angoisse, sa détestable mère, ses conflits avec Ralphie et Phil Leotardo, la peur de voir son fils mal finir, les trahisons de ses meilleurs amis… Mais là où l’espoir renaît, c’est que quand bien même tout cela pourrait mal finir, Tony fait de son mieux. C’est en cela qu’il est passionnel, et qu’il n’y a aucune raison pour la writers room de ne pas concentrer leur écriture dans ce potentiel extraordinaire, et très rare dans les séries télé. Et c’est ainsi que la chair, par-delà même l’écriture et son personnage principal, parvient à se diffuser vers ce sentiment, réel, voulu, d’une malléabilité dans l’expérience de visionnage.

James Gandolfini, impérial en Tony Soprano (© HBO)

«  Don’t stop !  »

C’est en tout cas le sens que prennent les consultations de Tony Soprano au cabinet du Dr. Jennifer Melfi, sa psychiatre. Si la punchline de la série repose effectivement sur le fait qu’un mafioso se rend en consultation (ce qui est évidemment interdit dans ce milieu), la série arrive autant à faire pause qu’à rendre l’expérience de la consultation aussi passionnelle que le monde extérieur à ce cabinet. A la toute fin de la série, Jennifer Melfi se rendra compte que cet espace voué à tous les secrets et leurs déchirures a permis à Tony de conforter son statut de criminel. Le pacte proposé au début de la série se voit ici inversé de manière vertigineuse, proposant ainsi une tout autre image : cette écriture double. La chair de la série se retrouve ici percée dans son poumon, comme asphyxiée par sa propre écriture. Le génie des Soprano voudra que c’est au spectateur de choisir entre ce qu’à constater Melfi, ou ce qui aurait permis à Tony d’avancer dans sa vie. Décision qui ne vaut pas pour un dénouement ou un tournant, mais pour l’intégralité même de la série, et à posteriori du visionnage de celle-ci.

C’est finalement au spectateur de choisir et de se souvenir des bons moments dont parlait Tony autour de la table. Empli de drames et d’une froideur parfois inexplicable tant sa vraisemblance pointe vers le sublime, Les Soprano laisse la liberté formidable de choisir ce que nous regardons. C’est une grande consultation des pouvoir dramatiques non seulement des codes de la série – Les Soprano ont changé la façon de consommer des images de télévision du point de vue de la fiction –, mais aussi, toujours dans le registre de l’introspection et du souvenir, d’un ressenti, d’une mémoire : « souvenez-vous ». La chair des Soprano fait appel à celle du spectateur : c’est pourquoi, dans sa toute fin, la série ne cessera de demander de ne pas arrêtez de croire en son pouvoir. Et c’est ainsi, en l’espace de quelques secondes, que le cœur tape très fort contre l’écran noir. Ca y est, Les Soprano sont entrés dans ma peau.

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