1900 © Wild Side Distribution
Chaque mois la rédaction de Maze revient sur un classique du cinéma. Le mois dernier, nous nous sommes souvenus du film musical Pink Floyd The Wall. Pour ce mois de juin c’est 1900 de Bernardo Bertolucci que nous avons choisi, ou plus exactement Novecento dans son titre original que l’on peut traduire par « vingtième siècle », ce qui est beaucoup plus fidèle pour qualifier cette fresque historique et populaire s’étalant sur toute la première moitié du dernier siècle.
En 1974, Ettore Scola sort le magnifique Nous nous sommes tant aimés, film qui déclame plusieurs fois son amour pour le cinéma italien qui s’étale de la deuxième partie des années 40 de Sica à celui des années 60 propre à Visconti ou Fellini. Il y a notamment un scène très célèbre reconstituant le tournage de la scène culte de la fontaine de Trevi de La Dolce Vita de Fellini. Un film qui rend hommage à une époque est bien souvent mauvais signe pour cette dernière. Deux ans plus tard, Bertolucci montre 1900 au Festival de Cannes, six jours après la projection de l’ultime Visconti, L’innocent. De plus, Pasolini, le maître à penser de Bertolucci à la fois idéologiquement et cinématographiquement – il a co-réalisé Accatone – a été fauché une année plus tôt sans avoir pu continuer sa trilogie de la mort. Soyons honnête, Bertolucci n’a jamais pu dépasser la maîtrise de Visconti ou l’irrévérence de Pasolini dans ce métrage mais 1900 n’a pas cette ambition, mieux encore 1900 permet d’affirmer son propre style face à la production la plus contraignante de sa jeune carrière.
D’abord 1900 est long, très long, près de cinq heures trente divisées en deux parties pour son exploitation. Son exceptionnelle durée permet de proposer une galerie de personnages finement croqués, caractéristique plutôt réservée au genre littéraire, Bertolucci a l’intelligence et la latitude pour les introduire progressivement, jusqu’à deux heures après le générique d’ouverture. Il est aussi soutenu par une sélection d’acteurs connus et reconnus : Burt Lancaster, Sterling Hayden, Stefania Sandrelli, Laura Betti, Romolo Valli et Alida Valli font figure de seconds couteaux de luxe. L’histoire raconte l’amitié et les dissensions entre deux hommes nés le même jour mais que tout oppose : Olmo est un fils de paysan et il tient à cet héritage culturel, Alfredo est le fils du patron avec lequel il est en conflit familial.
Opposition masquée, amitié voilée
Pour cet affrontement titanesque, Bertolucci a choisi Robert DeNiro pour Alfredo. C’est le personnage le plus important de tout le film, celui dont on épouse le plus le point de vue. Même lorsqu’il n’est pas présent, on accuse son absence : une des scènes les plus marquante reste la charge des carabinieri. Le père d’Alfredo, Giovanni, charge la police de déloger une famille de métayers. Les paysans en signe de solidarité se tiennent tous devant la masure ; les femmes devant, assises puis couchées sur le dos lors de la charge, les hommes derrière, frappant le sol avec des bâtons, reprenant la Lega entonnée d’abord par les femmes. La manière dont Bertolucci amène cette scène est assez remarquable. Les patrons chassent les oiseaux aquatiques en descendant une rivière qui borde la maison de la famille à expulser. Olmo se rend compte de l’injustice, s’indigne, rallie ses semblables à la cause commune. Les cavaliers arrivent au loin, les patrons débarquent, tout le monde est là pour que la scène se déroule, Alfredo ne bénéficie d’aucun plan rapproché pendant tout le tableau.
Ce qui caractérise le plus Alfredo est son opposition farouche face à son père tyrannique et fasciste. Par cet aspect, Bertolucci renforce l’identification au personnage et malicieusement, il va transformer Alfredo en ce qu’il abhorrait, un patron de la vieille école incapable de considérer sa mains d’œuvre autrement que comme moyens de production. Ce glissement inéluctable renvoie au chef d’œuvre de Bertolucci Le Conformiste. Alfredo a tellement voulu être en opposition avec le modèle paternel qu’il en a suivi parfaitement les limites pour finalement en épouser les contours et par strict anticonformisme, il est tombé dans des ornières impossible à se débarrasser. Il n’a pu se redresser qu’en adoptant le mode de vie qu’il menait, sans vouloir le reconnaître, depuis toujours. Dans une autre scène, Giovanni convoque tous les propriétaires terriens et Alfredo dans le but de les faire souscrire au parti fasciste. Alfredo se contente de dodeliner de la tête et tourner le dos au discours de Giovanni. Ce n’est que lors de l’indignation résignée de Don Pioppi qu’il quitte l’assemblée secrète. Alfredo n’est que le négatif d’un grand seigneur méchant homme et n’a jamais pu admettre une autre vision du monde que celle du patron.
Finalement, le personnage le plus malheureux reste Olmo, né bâtard et condamné à errer entre deux eaux : Il embrasse la cause paysanne parce qu’il fait partie de ce milieu mais par l’éducation qu’il a reçu dans un monastère, il n’est parfois pas compris par ses homologues. Il reste toutefois le chef des métayers rattachés à la latifundia des Berlinghieri, admiré et respecté. Il a perdu une partie de la connexion qui l’unissait avec ceux qu’il défend. Toutes les morts importantes de sa vie comme sa mère ou sa femme ont été passées hors champs dans une ellipse. Il ne veut pas que sa fille aille chez les Berlinghieri car il ne veut pas qu’elle perde cette connexion comme lui auparavant. Résultat, sa fille l’aime plus comme meneur d’homme que comme père. Après le discours d’Olmo lors du procès populaire d’Alfredo qui proclame la mort du patronat, comme Cassandre, il n’est pas compris, comme Cassandre, il est maudit. Cette dimension est essentielle pour ne pas tomber dans le piège d’un personnage trop unidimensionnel à la Marfa dans La ligne générale.
Malheureusement, Bertolucci n’échappe pas à cet écueil pour le duo inséparable Attila (Donald Sutherland) et Regina (Laura Betti), excessif souvent, grotesque parfois. Les personnages bouffons sont caractéristiques de Bertolucci, héritage direct de Pasolini. Le personnage joué par Jean Marais dans Stealing Beauty est un peu caricatural, seulement Stealing Beauty fait moins de deux heures, et ne pas rajouter des menues nuances rend le tableau de cinq heures et demi un peu criard. Le but est sûrement d’à la fois ridiculiser le duo de fasciste et de mettre en lumière leur instrumentalisation par le patronat, toutefois il n’était sans doute pas la peine de céder aux sirènes de telles provocations comme écraser un chat avec le crâne en prenant un élan de dix mètres ou violer un enfant, faire du lancer de marteau avec son corps et éclater sa tête.
Bertolucci l’onirique
Un des grands défis de ce film réside dans le succès de l’équilibre entre le souffle épique du genre de la fresque historique et l’intimisme nécessaire à l’identification des personnages. Pour répondre à cela, Bertolucci utilise l’imaginaire de façon à lier les deux thématiques. Il y a plusieurs façons de fabriquer l’imaginaire au cinéma, si la science-fiction justifie plutôt son évocation par son invocation, Bertolucci opte pour la solution inverse, la justification de l’invocation du fantasmagorique par son évocation. Si on excepte les premiers films plutôt sous l’influence de la Nouvelle Vague et de Pasolini, les exemples d’onirismes sont assez nombreux. C’est une marque du cinéma de Bertolucci mais avant 1900 cet aspect n’était qu’au stade embryonnaire. Par exemple dans la séquence de tango dans Le Conformiste, Bertolucci capture la singularité de l’instant afin d’en extraire sa beauté. Une grande part de mystère est apporté par l’ardeur d’Ada, personnage énigmatique autant présent qu’absent. La fabuleuse Dominique Sanda, passée de top à modèle chez Bresson, a tenu là un des rôles les plus fascinants de sa carrière. À la fois femme fatale forte, calculatrice et être fragile, sensible, idéaliste, Elle apporte la dimension intime du couple si cher à Bertolucci, véritable unité fonctionnelle ou plutôt dysfonctionnelle dans son cinéma (Innocents, Le Dernier Tango à Paris…)
Peut-être la plus belle scène de 1900, la première apparition de l’oncle Ottavio (Werner Bruhns) à Alfredo paraît pourtant insignifiante. On y voit Alfredo se réveiller par l’ombre d’un bateau suspendu au plafond avec lequel son oncle joue. C’est juste une petite séquence pour marquer la fin de l’innocence, d’ailleurs l’enfant remarque d’abord l’ombre puis se retourne pour faire face au soleil. Dans cette scène Bertolucci parvient à provoquer l’émotion d’un retour en arrière dans une temporalité linéaire. Ce n’est pas le delirium tremens du Cercle rouge ni les décors mouvants du prologue de Fanny et Alexandre mais la manière d’appeler à un certain fantastique est la même : polir le réel et montrer son étrangeté. À partir de 1900, ce procédé sera beaucoup plus prégnant dans le cinéma de Bertolucci, particulièrement dans sa trilogie orientale. En effet, dans Un thé au Sahara, sorte de virée spirituel dans le désert, chaque scène est tournée afin montrer l’aberration du voyage des trois américain en plein Maroc tout en s’attachant à en révéler la splendeur.
L’autre point commun avec Un thé au Sahara et 1900 est l’amour des grands espaces et la dimension épique qu’ils procurent au récit. Le cinéaste italien s’est beaucoup inspiré du cinéma de son ami Sergio Leone avec lequel il a écrit le scénario d’Il était une fois dans l’Ouest. L’ouverture du film ressemble particulièrement à celle d’un western spaghetti, un personnage tenant en joue un autre, jouant sur le son des objets environnant et le silence. Le film regorge de plans qui changent rapidement d’échelle grâce à des grues, inspiration de la célèbre arrivée de Jill McBain qui révèle par la suite le village de Flagstone. Ennio Morricone a par ailleurs composé la bande originale des deux films. Les deux partitions sont toutefois très différentes, l’une se repose sur la richesse des timbres des divers instruments, celle de 1900 requiert une formation plus conventionnelle.
Paradoxalement alors que 1900 est un des films les moins esthétisé de Bertolucci, l’identité visuelle a sûrement été une des plus dure à façonner. Pour dessiner son Émilie-Romagne natale, Bertolucci a travaillé avec son plus fidèle collaborateur, Vittorio Storaro, qui a participé en tant que directeur de la photographie de presque tous ses films. Storaro est assez friand d’effet visuels assez symboliques et soucieux de la beauté plastique d’un plan. Le chef opérateur a été triplement oscarisé pour des films contenant beaucoup de ces types de plans : Apocalypse Now ou encore le triomphe de Bertolucci, Le Dernier Empereur. Toujours est-il que les deux hommes ont pris comme modèle le tableau Le Quart état, de Giuseppe Pellizza, mais aussi les toiles naturalistes et réalistes de France. Ce choix oriente le point de vue du réalisateur sur son œuvre car ces courants sont historiquement sympathiques aux mouvements ouvriers et paysans mais plus encore, Bertolucci se place en porte à faux avec le novecento, mouvement associé au pouvoir fasciste, et plus subtilement s’éloigne du réalisme soviétique qui fut longtemps l’esthétique principale pour les films à visée communiste.
Passant de moments inégaux à inégalés, 1900 demeure important pour sa générosité, les neuf kilomètres de film se payent forcément commercialement, même coupés en deux partie. Il demeure important pour les films qu’il a inspiré comme la Porte du paradis de Cimino ou bien évidement le dernier film de Sergio Leone. Il demeure important pour sa dimension politique forte et sa place particulière dans la filmographie de Bertolucci.