LITTÉRATURE

Idée reçue – La BD n’est pas de la littérature

© Emil Ferris & Monsieur Toussaint Louverture

Il semble parfois planer sur la bande dessinée un léger discrédit. Peu sérieuse, puérile, rapide à lire, légère, vulgaire, burlesque sont autant d’étiquettes qui lui ont longtemps collé à la planche. Voici quelques contre-exemples pour déconstruire ces idées reçues.

Littéraire la bande dessinée ? Certainement, mais pas seulement. Le neuvième art ne se limite pas à la seule littérature, il irrigue et se nourrit de tous les autres arts. On ne compte plus le nombre d’adaptation de bandes dessinées au cinéma, dont celle, palmée d’or en 2013, de La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, librement inspirée du Bleu est une couleur chaude (2010) de Julie Maroh. La bande dessinée a également acquis ses lettres de noblesse grâce aux nombreuses rétrospectives muséales consacrées à des auteurs emblématiques tels que Pratt, Bretécher ou Hergé. Les musées mettent aussi à l’honneur la bande dessinée par des biais plus insolites : à leur réouverture, il sera possible d’admirer par exemple l’exposition consacrée à Picasso et la bande dessinée au Musée National Picasso de Paris. Enfin, l’Académie des Beaux-arts a accueilli dans ses rangs le 15 janvier dernier, la bédéaste Catherine Meurisse – une première dans sa section de peinture.

Et la littérature dans tout ça ? À priori tout est clair, puisque le neuvième art, art séquentiel, n’est pas le cinquième art, art des mots. Pourtant leurs liens sont indéniables : par exemple dans leur matérialité et dans la variété des genres qui les composent (l’autobiographie, le récit de filiation etc.) Bien que controversé, le terme de roman graphique (graphic novel) forgé par le bédéaste Will Eisner, cristallise parfaitement les enjeux du genre : l’association de la littérature et du graphisme.

En fait, reconnaître que la BD est littéraire, revient à accorder aux bédéastes le statut d’auteur, doté d’un style poétique et graphique. Dans Bande dessinée et littérature (2013), Jacques Dürrenmatt, professeur de philologie et littérature à la Sorbonne, analyse les liens qui unissent les deux arts. Transpositions, intertextualité, relation texte et image, tout est passé au crible. Pour lui, la BD s’empare, s’inspire et rivalise avec la littérature.

Voici une petite sélection (très subjective) de quelques incontournables classiques de la bande dessinée littéraire  :

1. Maus de Art Spiegelman (1980-1991)

Couronné du prestigieux prix Pulitzer en 1992, le roman graphique Maus pose l’un des premiers jalons de la bande dessinée dite «  sérieuse  ». À partir du témoignage de son père, Vladek Spiegelman, l’artiste retrace son parcours, des prémices de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à sa libération du camp d’Auschwitz. Se posent alors les questions inhérentes à l’entreprise  : comment dire l’horreur  ? comment raconter sans trahir les faits  ? Art Spiegelman évite tous les écueils en mettant en avant l’importance du témoignage et les failles de la mémoire et de sa retranscription.

Soutenue par une construction rigoureuse, cette bande dessinée est structurée par les mises en abyme, les récits dans le récit et la métaphore animalière. Toutes ces réflexions métalittéraires sur les processus créatifs ont nécessité un livre entier, appelé MetaMaus (2011). Depuis Maus, d’autres auteurs ont eu recours à la bande dessinée pour raconter la guerre sous forme autobiographique comme Marjane Satrapi avec Persépolis (2000-2003) et Zeina Abirached avec Le Jeu des hirondelles (2007).

« Le plus intéressant en BD pour moi, c’est l’abstraction et la manière de structurer inhérente à la planche de BD, le fait que des moments dans le temps soient juxtaposés. Dans une histoire qui s’efforce de rendre l’incompréhensible chronologique et cohérent, la juxtaposition du passé et du présent insiste sur le fait que passé et présent sont toujours présents – on ne déplace pas l’autre comme ça arrive en film. »

Art Spiegelman, MetaMaus, Éditions Flammarion
Maus tome II © Flammarion, 1992

2. Quartier lointain de Jirô Taniguchi (1998-1999)

Nous sommes en 1998. Un père de famille rentre chez lui d’un voyage d’affaire. En chemin, il se trompe de train et se retrouve dans la ville de son enfance. Inexplicablement, l’homme est propulsé dans son passé, en 1963, l’année de ses quatorze ans, quelques mois avant la disparition de son père. Il n’a alors pas d’autres choix que de revivre ces quelques mois, pour essayer de comprendre et de retenir ce père disparu.

Tout en délicatesse, Quartier Lointain est un grand manga japonais. C’est le récit mélancolique, mais jamais triste, d’un homme qui a la chance de retrouver son enfance. C’est également la réflexion douce et subtile du caractère éphémère et insaisissable du temps et des souvenirs. Critiques et cinéastes ont souvent fait le parallèle entre le cinéma et la composition des planches de Jirô Taniguchi  : par sa gestion de la durée, du mouvement, du rythme. Il est vrai que chaque case étire une temporalité qui donne à voir et à vivre. Mais la comparaison a ses limites, parce qu’elle réduit le manga à l’état de story-board, autrement dit, d’ébauche en devenir. Il faut au contraire penser l’œuvre pour elle-même, pour son unité et sa cohérence. C’est-à-dire une œuvre qui déroule linéairement son histoire tout en faisant résonner chacune des planches entre-elles, nous invitant à prendre le temps entre chaque case.

« La puissance émotionnelle du récit, la parfaite lisibilité du découpage, la subtile simplicité du dessin inscrivaient d’emblée cette histoire parmi les chefs-d’œuvres du roman graphique. »

Benoît Peeters, Préface du livre Entretien avec Jirô Taniguchi (2012), Casterman
© Casterman 2006

3. Fun Home de Alison Bechdel (2007)

Alison grandit avec sa famille dans une belle maison victorienne restaurée par son père tyrannique et très distant. Soit tout l’envers du titre qui est en fait l’abréviation ironique de funeral home (salon funéraire) dans lequel travaille son père Bruce Bechdel. Peu après son arrivée à l’université, Alison annonce à ses parents son homosexualité. Quelques jours plus tard, son père est renversé par un camion. Une horrible coïncidence  ? Pas pour Alison Bechdel qui découvre que son père avait de nombreuses relations avec des hommes.

En 2014, Alison Bechdel reçoit la bourse du génie de la Fondation MacArthur pour «  avoir changé notre notion de l’autobiographie contemporaine et développé le potentiel de la forme graphique  ». Minutieux, lucide, exigeant  : Fun Home est un chef d’œuvre. On suit le parcours introspectif de la narratrice qui s’efforce de démêler le fil de sa relation à son père. Pour ce faire, Alison Bechdel s’appuie sur toutes les références qui ont construit Bruce Bechdel  : la mythologie grecque, Joyce, Proust, Camus etc. En essayant de comprendre son père – son rapport à la mort, son homosexualité refoulée derrière sa vie de père de famille – c’est aussi elle-même que la bédéaste semble découvrir et exposer. Un récit introspectif passionnant, qui impressionne sur tous les plans  : littéraire, esthétique et sociologique.

« Ce que j’aime dans la bande dessinée c’est la manière dont on a accès à deux différentes sortes de communication. Il y a le langage […] qui reste symbolique, qui doit être filtré par la pensée. Tandis que le dessin est juste là, immédiat, on l’assimile juste sans avoir à y penser. J’aime avoir accès à ces deux types de communication quand je raconte mes histoires. »

Alison Bechdel pour la Fondation McArthur en 2014
© édition Denoël, 2013 pour la traduction française

4. Moi ce que j’aime c’est les monstres d’Emil Ferris (2018)

Chicago, dans les années 1960. Passionnée par les monstres, les films d’horreur et le dessin, la petite Karen s’imagine être un loup-garou, mystérieux et invincible. Lorsque la très belle voisine, Madame Anka, se suicide d’une balle dans le cœur, Karen décide de mener l’enquête et ajoute le chapeau et l’anorak de l’inspecteur à ses canines de lycanthrope.

Moi ce que j’aime c’est les monstres est un ovni, la preuve parfaite que la BD est un art inventif en constante mutation. Dessinées entièrement au stylo bic, chacune des doubles pages surprend par sa beauté. Tout est affaire de détails et d’articulation entre le texte et l’image. La BD se présente comme le journal intime de Karen, matérialisé jusque dans le dessin de ses lignes et de ses spirales. L’effet de réel place le lecteur dans le rôle de l’indiscret fasciné. Véritable ode au droit à la différence, cette BD mêle réflexion sur l’art et témoignage historique dans de superbes pages.

« En vérité, écrire, dessiner, c’est jeter des sorts. La bande dessinée étant à mon sens un des niveaux de sorcellerie les plus élevés. Les hiéroglyphes déjà avaient une dimension magique, c’était à la fois une image et un mot. […] Je tente de reproduire ça dans le livre, de jouer sur cette correspondance secrète entre les mots et les images. Si je dessine un œil et que j’écris le mot “blessure” à côté, ça suscite une anxiété inconsciente.  »

Emil Ferris pour Libération le 29 janvier 2019
© Emil Ferris & Monsieur Toussaint Louverture

En 1845, Rodolphe Töpffer, père de la bande dessinée, qualifiait ses œuvres de « littérature en estampes ». Depuis, d’autres art ont enrichis le medium, mais l’essentiel est posé dans cette formule : la bande dessinée sera hybride ou ne sera pas ! Le neuvième art est donc littéraire tout en étant bien plus et autre chose encore, toujours inventif, toujours inattendu. Pour ceux qui en doutent encore, il n’y a qu’une solution possible : il suffit d’en lire.

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