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L’application française StopCovid s’est ajoutée, le 2 juin 2020, à la liste des systèmes de traçage développés dans le monde pour endiguer la progression du virus Covid-19. Ce mécanisme, qui vise à assurer un déconfinement efficace, s’est heurté à l’opposition des défenseurs de la vie privée et des libertés fondamentales.
L’objectif est le même pour tous les gouvernements : briser la chaîne de contamination en repérant et en isolant les sujets contaminés, grâce à une application numérique. La technique utilisée diffère cependant selon les pays et leur régime politique.
En France, ce dispositif, approuvé par le parlement le 27 mai 2020, repose sur le volontariat contrairement à la Chine, la Turquie, le Qatar et l’Inde où cette démarche est devenue obligatoire. Le gouvernement français a choisi un système de traçage par Bluetooth qui permet aux utilisateurs d’être prévenus si l’un des usagers, croisés durant les deux dernières semaines à moins d’un mètre pendant au moins 15 minutes, est porteur du coronavirus.
D’autres pays, comme l’Allemagne, ont opté, grâce à l’application « Corona-Datenspende », pour la récolte des données de santé fournies par les montres connectées. La Chine, quant à elle, a décidé de se baser sur les informations personnelles fournies par les utilisateurs comme leur passeport, leurs antécédents de voyages, leurs symptômes, etc, pour identifier les personnes à risque. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) cherche aussi à mettre en place sa propre application de traçage pour permettre aux pays moins développés de lutter plus efficacement contre le virus.
Ces mesures prises par de nombreux pays ont cependant suscité certaines oppositions face aux risques de dérives, notamment de la part d’organisations non gouvernementales, comme le Software Freedom Law Centre. En France, la ministre de la Justice Nicole Belloubet, le ministre de la santé Olivier Véran et le Secrétaire d’État chargé du Numérique Cédric O, chargés du projet, font encore face à d’importantes critiques concernant l’efficacité de cette entreprise mais aussi les risques touchant aux libertés individuelles.
Une méthode technologique à l’efficacité relative
Lors des précédentes épidémies de coronavirus (le SRAS en 2002 et le MERS en 2012) le but était déjà de stopper la progression du virus en isolant les malades et les personnes qu’ils avaient pu contaminer en les interrogeant oralement sur leurs fréquentations. Cependant, face à ce nouveau virus d’ampleur mondiale, possédant un taux important de transmission, la technique classique de « Traçage de Contact » ne suffit plus. Selon l’avis du conseil scientifique français rendu le 20 avril, l’installation d’une application sur le smartphone permettrait donc de réagir plus vite et de couvrir un plus grand espace
« StopCovid doit ainsi permettre d’aller vite et de compléter le travail de terrain des brigades sanitaires, notamment pour couvrir des cas de contamination dans le métro, dans des files d’attente de supermarchés… On gagne 24 à 48 heures sur les brigades. »
Le Secrétaire d’État chargé du Numérique, Cédric O.
Même si l’outil numérique permet d’aller plus loin que le traçage humain en gardant en mémoire chaque personne rencontrée, ce dernier reste très rigide et présente des limites. Si on prend l’exemple de l’application française, les individus, pour être repérés par le téléphone, doivent rester 15 minutes proches l’un de l’autre. Cette méthode ne prend pas en compte les éternuements ou encore les contacts entre les personnes croisées. La solution serait alors d’allier la méthode classique à la nouvelle pratique technologique pour permettre une plus grande efficacité.
Dans les pays où l’initiative repose sur le volontariat, la réussite de cette démarche dépend majoritairement du nombre de téléchargements. Selon une analyse de l’université d’Oxford il faudrait qu’entre 60 et 70 % de la population utilise cette application pour endiguer l’épidémie. Or selon le CREDOC, en France en 2019, 23 % de la population n’avait pas de smartphone. Cela concerne notamment les personnes âgées qui sont considérées comme à risque. De même, en Inde, seulement 35 % de la population a accès à un téléphone portable. Ces chiffres questionnent donc le réel impact de cette nouvelle pratique et dévoilent une inégalité d’accès importante à la technologie.
Dans les faits, le lancement de ces mesures de traçage connait des débuts décevants. Alors qu’une enquête réalisée par Harris Interactive affirmait que 59 % des français étaient favorables à la mise en place de l’application, seulement 2 % de la population l’a activée. De même pour l’Autriche qui ne compte pas plus de 600 000 utilisateurs sur Stopp Corona pour une population de 9 millions d’habitants alors qu’à titre de comparaison un Norvégien sur six utilise activement Smittestop. Pour garantir l’efficacité de ce processus la population ne doit pas s’en tenir qu’au téléchargement des différents applications. Les personnes contaminées doivent maintenir leur confinement mais aussi se déclarer à l’application pour permettre aux utilisateurs à risque de se faire tester.
Cette première application de la technique de « Traçage de Contact » à une épidémie d’une telle ampleur semble, pour le moment, ne pas répondre aux promesses d’efficacité énoncées par les gouvernements et provoque, chez certains, la peur d’une réduction des libertés individuelles.
Une violation de la vie privée et des libertés individuelles ?
La France et Singapour ont choisi, pour rassurer leurs populations sur les risques de géolocalisation, de baser leur technologie sur le Bluetooth. Cependant, selon un scénario plus dystopique, il serait possible, en utilisant les bornes de collectes ainsi qu’en croisant les donnés des applications et des utilisateurs, de retracer les déplacements quotidiens de ces usagers volontaires. La Pologne, au contraire, pour vérifier le respect du confinement a choisi d’utiliser la géolocalisation et la reconnaissance faciale. Cette méthode inquiète une partie de la population qui y voit une violation de leur intimité et de leur vie privée.
La question des données personnelles, plus complexe, est au cœur des débats, notamment depuis le scandale Facebook-Cambridge Analytica de 2014 où les données de millions d’utilisateurs avaient été recueillies sur le réseau social pour influencer des élections.
En France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés a validé le projet d’application de traçage le 26 mai car celle-ci repose sur l’anonymat contrairement, par exemple, à la Chine. Aucune information personnelle n’est demandée lors de l’inscription sur l’application française et le système de traçage est basé sur des cryto-identifiants éphémères, supprimés au bout de quinze jours. Ces informations selon le règlement général sur la protection des données peuvent être supprimées à tout moment. Cependant si un utilisateur est contaminé ses informations seront transmises à un serveur central pour permettre de comparer ses données aux historiques des autres utilisateurs. Même si le gouvernement français assure que personne n’aura accès à ces données, cette technologie reste peu sécurisée et très sensible aux piratages.
« Rien ne nous dit que la police et les autorités de santé n’auront jamais accès aux données. Et rien ne nous dit non plus que les données collectées par de telles applications de contact tracing ne pourraient pas être désanonymisées. »
Hubert Guillaud, responsable de la veille à la Fing (Fondation internet nouvelle génération).
Le choix d’un système centralisé, comme la Chine, semi-centralisé comme la France avec le Pan-European privacy preserving proximity tracing ou décentralisé comme la technologie apportée par Apple et Google, modifie considérablement la gestion des données privés. Alors que le premier est plus risqué pour la vie privée des utilisateurs en accordant une visibilité de leurs données aux gouvernements, il est aussi moins sensible aux risques de piratage. Le choix français de refuser l’aide des GAFA répond majoritairement à des questions de souveraineté sanitaire et technologique selon Cédric O.
Peu importe la technologie choisie, la crainte pour les défenseurs de la vie privée de voir une porte s’entrouvrir sur une société de surveillance est très présente. En France, la Ligue des droits de l’Homme Midi-Pyrénées a d’ailleurs interpellé les parlementaires de la région.
« Nous souhaitons vous faire part de l’opposition ferme et résolue de la Ligue des droits de l’Homme à l’instauration d’un tel système de surveillance des citoyens et vous alerter sur la gravité que présenterait sa mise en vigueur au regard de nos libertés fondamentales. »
La Ligue des droits de l’Homme Midi-Pyrénées.
Alors que la loi d’urgence antiterroriste de 2017 a intégré dans le droit commun et normalisé l’affaiblissement de certaines libertés fondamentales, certains se demandent si un retour en arrière sera possible après la mise en place d’une telle application et si son utilisation sera limitée à la pandémie du Covid-19.
De plus ces mesures de traçage, obligatoires dans certains pays, sont accompagnées de stigmatisations. La Chine qui vient de généraliser son système de notation en 2020 continue sur sa lancée en accordant ou en supprimant des droits à sa population, non plus en fonction de son comportement mais de sa santé.
Selon la première méthode de traçage, un « mauvais payeur » est humilié publiquement ou ne pourra pas accéder à certains emplois publics, alors que les individus bien notés peuvent acquérir des réductions sur certains produits. Sur le même modèle l’application Alipay Health Code interdit à une personne à risque de prendre les transports en commun ou même de sortir de certaines gares tandis qu’un utilisateur sain peut se déplacer selon son souhait.
La Corée du Sud, quant à elle, retrace l’itinéraire et les fréquentations des personnes contaminées grâce aux caméras et à leurs cartes de crédit. Cette méthode stigmatise certains utilisateurs et établissements car leurs informations sont communiqués aux personnes rencontrées.
Dans les pays où l’application n’est pas encore obligatoire la peur de voir apparaître une surveillance de masse est bien présente. C’est le cas notamment en France où depuis quelques années les questions de sécurité et de santé ont pris le pas sur les libertés fondamentales et la vie privé. Après avoir réduit certaines libertés individuelles en 2017 pour lutter contre le terrorisme, puis avancé le projet de l’article 57 de la loi de finance pour 2020 visant à collecter les données des réseaux sociaux pour lutter contre la fraude fiscale, c’est aujourd’hui le domaine de la santé qui justifie cette immixtion dans la vie privé d’une population.