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Depuis le 8 mai, le catalogue Netflix est orné de trois films réalisés par David Lynch : Eraserhead, Twin Peaks : Fire walk with me et Lost Highway. Retour sur la carrière du cinéaste à travers ces trois œuvres témoins d’un iconoclasme naissant et d’interconnexions entre les formes.
Il y a des carrières impossibles à résumer (Bergman, Godard, Chaplin, etc) car foisonnantes ou désormais surétudiées. Et puis quelques unes – qui le sont tout autant, ne nous cachons pas – qui fascinent et s’expriment aussi pour leurs « périodes », ces intervalles à l’intérieur desquels les cinéastes se faufilent dans de nouvelles formes, pour mieux évoluer, se réinventer, ou pour trouver une raison d’être à leur filmographie. La plus fascinante, et la plus actuelle, reste celle de Steven Spielberg qui après ces blockbusters au début des 90’s (Jurassic Park et La Liste de Schindler) s’est attaqué à des films sombres dans les années 2000 (A.I Intelligence Artificielle, La Guerre des Mondes, Minority Report et Munich) avant d’enchainer sur une trilogie politique passionnante (Lincoln, Le Pont des Espions et The Post) – sans oublier ses expérimentations du côté de l’animation, comme en témoigne l’exceptionnel Secret de la Licorne ou encore Ready Player One.
David Lynch fait partie de cette catégorie de cinéastes où nous pouvons distinguer des courants séparés par des œuvres (ou un ensemble d’œuvres) qui agissent autant comme des spectres que des points de passage essentiels à la compréhension de la filmographie en question. Et cela tombe bien, car Netflix, en ajoutant Eraserhead, Twin Peaks : Fire walk with me et Lost Highway à son catalogue, offre la possibilité de (re)voir Lynch sous trois perspectives différentes, et forcément liées les unes des autres. Trois films qui retracent trois périodes essentiels d’une carrière aux mille et une formes.
Eraserhead : de la matière
Il y a dans Eraserhead (1977), son premier long-métrage à la sortie de ces études des beaux-arts à Boston, une donnée qui a non seulement fait décoller la carrière du cinéaste et qui in fine pourrait la dessiner totalement : la matière. Avant même ce premier long, Lynch s’est essayé à divers essais filmés : des courts-métrages en prises de vue réelles (The Grandmother, The Amputee) ou des films d’animation expérimentaux prenant la forme de véritables tableaux mouvants (The Alphabet et Six Figures Getting Sick). Ce sont les débuts du cinéma Lynch, qui malaxe la matière pour lui donner une conscience – et nous y reviendrons – et lui donne un scénario. C’est précisément le projet de Eraserhead : Henry, un homme jeune adulte, reconnaissable par sa coupe de cheveux électrifié et à priori perdu dans une existence insatisfaisante, est accidentellement le père d’un enfant déformé et qui ne cesse de gémir. Ainsi s’active le pacte avec le spectateur : il va falloir regarder le film comme Henry doit s’occuper de la créature (avec dégoût et violence).
En plus de faire disjoncter la matière, Lynch cherche à l’adopter à travers sa mise en scène et le regard du spectateur (il s’agit quand même d’essayer d’éduquer une créature). Il y a des transformations, des répercussions à la simple idée d’être en contact avec la forme : des sons (souvent celui de l’électricité), une odeur même. La peinture, première passion de Lynch, vient toucher du doigt son art cousin, le cinéma, comme si une alliance entre les formes et les matières était dans ces images. Dans son long-métrage suivant, Elephant Man (1980), Lynch prolonge ce geste : après avoir adopté une matière difforme dans Eraserhead, il faut maintenant la comprendre, l’étudier en prenant compte d’un certain contrechamp, à savoir l’humain. John Merrick est cette remise en question de la matière, jusqu’à parfois la bouleverser et la rendre bouleversante. Comment la matière se répercute-t-elle contre l’humain, et vice-versa ? Le cinéaste compose donc une altérité de la matière, selon laquelle elle ne serait pas que plastique, mais quasi-spirituelle : ce flashback mémoriel qui ouvre le film, ou encore cette percée dans les étoiles pour retrouver une mère défunte. La matière reviendra dans d’autres de ses films, par exemple dans Blue Velvet (qui s’ouvre sur une oreille pourrie) ou Twin Peaks (la saison 3 ne cesse de mélanger les substances, ingurgitées ou vomies).
Fire walk with me : nouvelle chair
Si Eraserhead marquait le point de départ (ou l’épicentre suite aux différents courts-métrages) d’un travail de la matière, Twin Peaks : Fire walk with me (1992) marque l’accomplissement, sur plusieurs niveaux, du second acte de la carrière du cinéaste. Cette séquence débute pourtant par un échec public et critique, qui l’isole du tout Hollywood : l’adaptation Dune, sorti en 1984, et que Lynch renie (et qui a par ailleurs ouvert la valse des films lynchéens disponibles sur Netflix). Fire walk with me n’apparait pas pour autant comme un retour en grande pompe, puisqu’il a déjà rebondi avec deux grands films : Blue Velvet en 1986 (film désormais culte) et Sailor et Lula¸ lauréat de la Palme d’Or en 1990. C’est donc avec sa période Twin Peaks, à la fois à la télévision avec deux saisons co-écrites avec Mark Frost puis, donc, au cinéma, que Lynch voit sa carrière atteindre un pic de consécration duquel il ne retombera jamais. Car quoiqu’en dise les critiques de l’époque (balayées depuis) à propos de Fire walk with me, Lynch trouve ici une symbiose importante entre toutes les données de son cinéma : car outre le travail de matière, il développe depuis Blue Velvet une fascination cachée pour la bourgade américaine, l’érotisme et l’enquête.
Point final d’un retour en héros, mais Lynch nous l’a appris dès ses débuts : rien n’est fixe, tout se malaxe. Fire walk with me est un film qui cristallise le cinéma de Lynch, qui provoque la scission la plus dure dans sa filmographie, c’est l’épine de la blue rose. Si Twin Peaks révélait l’adaptation nouvelle du cinéaste et la grande palette de couleurs de sa mise en scène (adaptation à un nouveau format, scénario long, supervision des épisodes, création d’outre-mondes, scène tournées à l’envers, etc), il y a ici une nouvelle capacité de casser les mythes et les codes de mise en scène. Et quand il réalise Fire walk with me, il passe à l’offensive. La télévision est déjà un lointain souvenir, une ombre dont il faut s’écarter : elle se casse dès la première image du film. Il fait renaître Laura Palmer, la jeune blonde qui a lancé l’intrigue de la série, et se permet de la tuer de nouveau. Le sexe se combine à la violence, la famille ne tient plus en place, l’Amérique est à genou face au torrent de violence qu’elle a créé : l’enquête ne fait que commencer. Analysé à l’époque comme une « parodie » du style de Lynch, Fire walk with me est, en quelques sortes, le début de la fin d’un certain traditionalisme car il entraînera plusieurs films chaotiques dans son sillage, car libéré de Hollywood et aidé notamment par l’autoproduction (sa compagnie Assymetrical Productions) et sa collaboration avec Alain Sarde (Studio Canal).
Lost Highway : les images montables et mentales
Commence alors la période véritablement iconoclaste de Lynch, une nouvelle phase expérimentale : s’il est évident de le considérer comme anti-traditionnel dès ses débuts, c’est bien à partir de Lost Highway qu’il va commencer à plier ses films, les rendre insaisissables de par leurs formes et leurs scénarios – seul A Straight Story (1999) rompra avec cette nouvelle donne : ce qui le rend aussi étrange.
Dans la lignée de Fire walk with me, Lynch divise son film en deux parties du point de vue du personnage de Fred Madison (joué par Bill Pullman). Deux parties censées dissocier ce qui tient du rêve et de la réalité, mais qui plus que jamais rendent compte de leur interdépendance. La profonde bascule de Lynch ici s’opère dans cette conscientisation des images, c’est-à-dire qu’elles se répondent constamment, quel que soit leur régime, leur rythme, leur nature : le(s) personnage(s) joué(s) par Patricia Arquette par exemple constitue des énigmes dont il faut jauger les ressemblances et dissonances. Qui est-ce ? Où suis-je ? Pour la première fois dans le cadre lynchéen, il n’y aucune linéarité dans le récit, nous nous perdons dans un mindfuck le plus total. Et si c’est peut-être à travers cette incompréhension jouissive que Lynch est taxé de cinéaste « expérimental qui aime se mettre en mode bizarre », ce serait totalement ignorer la grande croyance voire cet optimisme de tous les instants dans la simple idée de monter des images et des personnages dans le but de les assembler et les confondre, de leur donner conscience.
Fred Madison prend-il conscience qu’il n’est qu’un simple personnage ? Nous pouvons nous poser la même question concernant Betty (joué par Naomi Watts) dans Mulholland Drive, Nikki Grace (Laura Dern) dans Inland Empire et même Dale Cooper (Kyle MacLachlan) dans Twin Peaks : The Return. Les personnages-images, grande constante dans la nouvelle phase expérimentale du cinéaste, qui se (dé)montent, s’ajoutent, se conscientisent au travers d’un scénario qui leur est destiné : la mise en abyme hollywoodienne dans Mulholland Drive comme motif d’espoir de carrière, où le retour dans la ville de Twin Peaks qui n’aura jamais lieu dans l’épisode final de The Return. Et comme toute bonne dissertation, Lynch, dans ce dernier geste de films mentaux, émet une question ouverte selon laquelle la fiction n’a de raison que si elle aspire la réalité, plutôt que l’inverse. Quel que soit le chemin pris à la lumière de ces trois films désormais disponibles sur Netflix, la bulle lynchéenne finit elle aussi par vous aspirer dans ce qu’elle a creusé de plus réel pour nos yeux.