Crédits : Potemkine
Le Festival de Cannes n’aura pas lieu. En tout cas, pas en mai. Et pas sous la forme que l’on connait. La rédaction vous propose une sélection non exhaustive de Palmes d’or qui ont jalonnées l’histoire du festival depuis sa création.
Après une ressortie en salle par Potemkine de Quand Passent les Cigognes de Mikhaïl Kalatozov à l’automne 2019, retour sur ce classique qui en son temps eut autant un succès critique avec la Palme d’Or 1958, que public réunissant à l’époque plus de cinq millions de spectateurs dans les salles obscures de France.
Boris (Alekseï Batalov) et Veronika (Tatiana Samoïlova) se promènent dans le Moscou du début des années quarante, Veronika reproche à Boris de ne pas lui accorder assez de temps, de rester trop souvent à l’usine où il travaille. Mais cette dispute semble bien insignifiante face à la passion qui anime irrépressiblement les deux êtres. Seulement, Boris, patriote décide de partir sur le front quand la Grande Guerre patriotique éclate. Il décide de confier Veronika aux soins de sa famille composée de son père, sa mère, sa sœur et son cousin, Mark (Aleksandre Chvorine), artiste lâche qui a réussi à obtenir une dispense et qui désire secrètement Veronika.
Des prouesses formelles, une histoire intemporelle
Boris scrute avec appréhension la foule comme un marin qui navigue sur une mer sans roulis espérant la brise salvatrice qui l’arracherait à son éternel ennui, soudain le bateau s’ébranle, se met à filer au grand largue, ce n’est pas elle, ce vent n’a ni la douceur ni la délicatesse qu’il connait si bien ; il cherche à percevoir désespérément son souffle mais il est bousculé, on lui somme de retourner à son poste, il finit par courber l’échine ; Boris s’en va-t’en guerre.
Si la guerre est l’obstacle le plus évident qui surgit dans l’existence des deux amoureux, le plus pernicieux est la crainte de l’oubli par l’autre. Sans nouvelles de Boris et nouvellement orpheline, Veronika décide d’épouser Mark, solution de sécurité, qui considère bien piètrement sa femme, rentrant tard, sombrant dans l’oisiveté, et en la trompant avec la tenancière narcissique d’un troquet minable où Mark, pianiste, se produit. Mais point de rédemption de la part du mari comme dans L’Aurore de Murnau, dans lequel Ansass qui trompe sa femme, Indre, réalise le tort qu’il a perpétré envers elle et décide de changer de comportement et de sauver sa relation avec Indre.
Mark finit par quitter le domicile familial, chassé par le père de Boris qui a fini par apprendre la falsification de la dérogation de Mark. Un camarade de Boris rapporte à Veronika la mort de son fiancée mais elle n’y croit pas et décide de l’attendre et d’espérer, vainement car la photo de Veronika que portait toujours Boris lui est montré le jour du retour des troupes dans la capitale de l’Union soviétique.
Dès les premières minutes après le générique d’ouverture, Mikhaïl Kalatozov n’hésite pas à faire montre de sa technique de réalisation. La caméra virevolte d’une façon incroyable notamment lors de la scène de l’escalier dans laquelle Boris est suivi par la caméra en panoramique sur 360° tandis qu’il monte trois volées à toute hâte. L’œil est sidéré par la scène du piano quand Veronika cède à la passion de Mark sous les blasts d’innombrables bombes. Lorsque Boris se prend une balle et lors de sa chute se met à imaginer son avenir promis avec Veronika tout en ayant les arbres de la forêt où il est tombé qui tournent en surimpression. Enfin et surtout, sans nul doute le plan le plus réputé de tout le métrage quand Veronika court à l’appartement de la famille de Boris depuis un bus, caméra à l’épaule, dans la foule, dans un rapide travelling latéral, puis au travers d’un défilé de char, par un plan grue ; le tout en moins de quarante secondes. L’incroyable plasticité du film est attribuable autant au réalisateur qu’au chef opérateur, Sergueï Ouroussevski. Non seulement la photographie est vraiment magnifique mais l’expérience de Ouroussevski en tant que cameraman sur le Front Est pendant la Seconde Guerre mondiale a sans aucun doute contribué à l’élaboration de tant d’habiles mouvements de caméra.
Un personnage féminin complexe
Quand passent les cigognes n’est pas simplement un film en noir et blanc très esthétique dont la mise en scène sublime un scénario somme toute assez convenu ; le personnage Veronika est tout simplement fascinant et possède de loin le traitement le plus soigné et nuancé. On peut clairement établir un parallèle avec l’ambiguë Maria Braun du long métrage de Rainer Werner Fassbinder, Die Ehe der Maria Braun. Maria est une femme assez forte dont le mari a disparu au front et qui va tomber de Charybde en Scylla pour réussir socialement et sentimentalement dans l’Allemagne d’après-guerre ; elle réussira par son opportunisme à pérenniser dans les affaires mais l’éclat de sa réussite professionnelle n’a d’égale que la vacuité de sa vie affective. Après tant de malheur, Hermann son mari réapparaît mais un accident domestique consumera définitivement les rêves et les illusions de Maria.
Veronika est en possession des mêmes aspirations que Maria, si la russe semble moins ambitieuse, presque tous les choix de Veronika sont orientés vers la certitude et l’espérance d’une réunion avec l’être aimé. Mais Veronika a plus de vitalité que Maria qui évolue dans une Allemagne désabusée, ses pulsions de mort finiront par être dépassées par sa volonté de s’accrocher à un espoir qu’elle ne veut pas perdre envers et contre tout, même si elle cède à la tentation incarnée par Mark et parvient à s’en délivrer par elle-même, pour elle même. La fin, déchirante, montre Veronika en pleurs, tout de blanc vêtue et un bouquet à la main, symbolisant une nouvelle fois l’obsession disparue, le phantasme évanoui du mariage ; qui distribue les composants de son bouquet aux êtres qui se retrouvent, qui se redécouvrent, pour masquer son chagrin par la senteur de quelques fleurs.
Avec Quand Passent les Cigognes, Kalatozov et Ouroussevski signent une première collaboration mémorable, un long métrage qui n’a pas seulement pavé le chemin d’un film encore plus idéologique, Soy Cuba, dont la mise en scène éblouissante et sa qualité photographique permettent de transcender un histoire universelle.