Marie Hermann et Ingrid Balazard – Crédits : Editions Hors d’atteinte
Une fois par mois, la rubrique littérature de Maze vous présente une maison d’édition peu connue mais dont les richesses méritent le détour. Ce mois-ci, nous avons discuté avec Marie Hermann co-associée de la maison d’édition marseillaise Hors d’atteinte.
Fondée en 2018 par Marie Hermann et Ingrid Balazard, la maison d’édition Hors d’atteinte aborde, sans détour, des sujets d’actualité crus en employant à la fois la fiction et les sciences humaines. Avec des livres tels que Organisons-Nous d’Adeline Lepinay traitant de l’exploitation capitaliste ou encore Cicatrice de Dali Misha Touré retraçant le récit d’émancipation d’une jeune fille de banlieue parisienne, les éditions Hors d’atteinte marquent un point d’honneur à mettre en valeur des auteur.e.s ancré.e.s dans le monde d’aujourd’hui.
Quelle a été la genèse de votre ligne éditoriale politiquement engagée ? Pourquoi avoir choisi ce nom ?
Les éditions Hors d’atteinte sont nées de diverses affinités et de l’envie de prendre acte du fait que nous étions en train d’affronter des bouleversements majeurs à de nombreux niveaux – féminisme, écologie, racisme, redéfinitions des échiquiers et des équilibres géopolitiques – et qu’il nous fallait des livres pour comprendre ce que nous vivions, pour anticiper ce qui pourrait nous arriver et pour imaginer ce que nous pourrions souhaiter d’autre. C’est une des raisons pour lesquelles nous voulions traiter la fiction et la non-fiction au même niveau, leur donner la même importance : dans un moment aussi complexe, aussi mouvant que celui que nous traversons, nous avons besoin d’outils de compréhension apportés notamment par les sciences humaines mais aussi de la compréhension sensible que fournit la littérature.
Le nom « Hors d’atteinte » est une façon bravache de dire qu’avec cette maison d’édition, nous souhaitons créer un espace où celles et ceux qui sont souvent relégués dans les marges, rendus invisibles, sont replacés au centre et enfin défendus. Cela vaut pour les auteurs que nous publions, mais aussi pour les lecteurs auxquels nous nous adressons. Par ailleurs, nous essayons de mettre assez de vie dans nos livres pour qu’ils ne soient pas intimidants, démoralisants ou rebutants, ce qui n’empêche pas de tenir des positions affirmées.
Comment choisissez-vous vos auteur.e.s et vos thèmes ?
Le comité éditorial se réunit tous les mois et débat des projets proposés par les uns et les autres, en concertation avec Ingrid Balazard et moi, qui sommes associées majoritaires. Concernant les thèmes, tout l’enjeu est de construire une maison d’édition généraliste, « grand public », qui aborde des sujets parfois politiques, compliqués, douloureux ou spécifiques.
Quels publics rencontrez-vous ? Quels liens entretenez-vous avec eux ?
Nos publics varient selon les auteur.e.s qui ont parfois déjà des lecteurs qui les suivent depuis de nombreuses années. Nous espérons toujours que celui ou celle qui a aimé l’un de nos livres ira vers une autre de nos publications en toute confiance, même si celle-ci ne correspondait pas à ses centres d’intérêt initiaux. Cela reste assez rare. Dans le monde d’avant, nous organisions de nombreuses rencontres en librairie, en bibliothèque et en milieu scolaire. C’est un euphémisme de dire que nous avons hâte de recommencer, et un pléonasme de parler de rencontres virtuelles supposées les remplacer.
Votre collection Faits & Idées (non-fiction) est très novatrice, tant par les sujets qu’elle traite que par ses couvertures qui accrochent le regard. Comment l’avez-vous mise au point ?
Contrairement à certaines maisons d’édition que nous avions connues avant, nous ne voulions pas créer de collections spécifiques selon les disciplines, en séparant par exemple, la sociologie de la philosophie et de l’histoire. Nous trouvions plus excitant de tout penser globalement, que chaque membre du comité éditorial s’empare du livre qu’il souhaite accompagner, indépendamment de sa discipline. Et encore une fois, la seule vraie frontière à explorer, à questionner et à franchir régulièrement est celle qui sépare la fiction de la non-fiction. Un de nos running-gags consiste d’ailleurs à imaginer une troisième collection dans laquelle nous pourrions jeter tout ce que nous n’arrivons pas à classer dans les deux collections que nous avons actuellement, et qui aurait un nom absurde comme « Entre deux rives » ou « Pont ». Si vous la voyez apparaître, c’est que quelqu’un aura perdu un pari.
Au-delà de vos publications, vous hébergez la revue politique Ballast ? Que vous apporte cette collaboration ?
Ballast est la revue que nous aurions rêvé de fonder et dont nous nous sentons proche à de nombreux niveaux. Elle est totalement indépendante de la maison d’édition tant sur le plan du contenu que du financement. Pouvoir adosser une maison d’édition à une revue et inversement, tout particulièrement quand il s’agit de Ballast, me semble être une grande chance, car cela oblige à avoir en tête des rythmes différents, des approches de l’actualité variées : c’est une émulation, une motivation et un compagnonnage.

Si vous deviez illustrer votre structure par deux livres que vous avez édité, lesquels serait-ce ?
Sans doute Rue des Pâquerettes, de Mehdi Charef, qui est notre tout premier titre, et aussi le premier auteur à nous avoir fait suffisamment confiance pour nous suivre dans cette aventure déraisonnable (même s’il nous reproche de lui avoir fait un honteux chantage). C’est presque un parrain pour nous. Son livre illustre bien ce que l’on veut dire avec notre maison d’édition : à travers la situation très spécifique d’un enfant qui quitte l’Algérie pour se retrouver dans le bidonville de Nanterre, il est question de sujets bien plus larges comme la nécessité que ceux qu’on voudrait faire taire écrivent leur propre histoire. Le deuxième livre serait bien sûr Notre corps, nous-mêmes, qui est programmatique quant au féminisme qu’on veut défendre chez Hors d’atteinte : un féminisme inclusif, accessible, ouvert, transclasse…

Enfin, vous précisez que vous êtes une maison d’édition « désespérément optimiste ». Comment traduisez-vous cet espoir dans les sujets crus que vous traitez dans vos ouvrages ?
Ce slogan, « Désespérément optimiste », est parti d’une blague entre associées en plein confinement. Pour autant, il dit bien ce que nous avons vécu pendant cette période qui nous a fait gravir et dévaler plus d’une montagne russe. Mais lucidité ne veut pas dire pessimisme, et le pessimisme est le meilleur ami de nos ennemis. La militante américaine Mariame Kaba propose de considérer l’espoir comme une discipline, ou comme un muscle : c’est ce que nous nous efforçons de faire car nous continuons de penser qu’on ne puise pas l’énergie de changer les choses en se gargarisant continuellement d’avoir prévu le pire, que ces prédictions s’avèrent vraies ou non. Pour nous, le fait de considérer la plupart de nos livres comme des boîtes à outils concrètes où les lecteurs pourront trouver de quoi améliorer leur situation va dans ce sens.
