CINÉMA

PALME D’OR – « Le Guépard », devenir immortel et puis mourir

Le Guépard © Pathé Distribution

Le Festival de Cannes n’aura pas lieu. En tout cas, pas en mai. Et pas sous la forme que l’on connait. La rédaction vous propose une sélection non exhaustive de Palmes d’or qui ont jalonnées l’histoire du festival depuis sa création. Le Guépard de Luchino Visconti est parvenu à remporter la récompense suprême de l’édition 1963, tirant son épingle du jeu parmi un millésime assez relevé avec notamment le légendaire Hara-kiri, prix du jury ex aequo. Le Guépard détient un statut d’œuvre presque intouchable jamais démenti depuis sa sortie.

Après des débuts dans la mouvance néoréaliste, Luchino Visconti signe en 1963 son film le plus connu et sans doute le plus célébré. L’argument du film reprend plutôt rigoureusement la trame du livre à succès éponyme de Lampedusa  : Burt Lancaster incarne le prince de Salina, héritier vieillissant et éminent représentant d’une aristocratie sicilienne dépassée par le récent débarquement de Garibaldi sur l’île, bouleversant l’échiquier politique. Les propriétaires terriens profitent de la montée du Risorgimento pour atteindre le pouvoir et surtout cueillir une hauteur morale et intellectuelle restée dans le pré carré de l’élite insulaire. Lucide sur la condition de sa classe et conscient que cela représente une alliance du meilleur des deux mondes, le prince ne peut que donner son assentiment à l’union de son neveu préféré Tancredi Falconeri (Alain Delon), Grand d’Espagne désargenté, et Angelica (Claudia Cardinale), fille d’un bourgeois arriviste immensément riche.

Une œuvre opératique

Le Guépard est véritablement l’aboutissement du cinéma de Visconti, en tout cas tel qu’il le considérait depuis dix ans. Visconti a été un temps assistant réalisateur de Jean Renoir qui exerça une empreinte durable sur la conception du cinéma du jeune réalisateur. Ses premiers films qu’ils soient néoréalistes ou proto-néoréalistes, sont marqués par un sens du détail qui fera toute la grandeur du style Viscontien. Mais plus encore, lorsque qu’en 1954 est sorti Senso, beaucoup d’observateurs ont remarqué et reproché le détournement de Visconti vis-à-vis du mouvement néoréaliste dont il avait pourtant posé les jalons. La réalisation n’a pas changé entre ses premiers films et Senso, mais le récit tragique d’une histoire d’amour entre une aristocrate italienne et un lieutenant autrichien occupant la Vénétie n’a rien à voir avec la vie des pêcheurs Siciliens de La Terre tremble. Les critiques ne s’y sont pas trompés, avec Senso Visconti change radicalement d’approche dans sa manière d’appréhender la dramaturgie. Il a cessé de capturer le vrai pour s’approcher du sublime. Cette première tentative n’est d’ailleurs pas sans maladresses, l’incorporation d’extraits extra-diégétiques de la symphonie №7 de Bruckner est souvent assez lourde et la vocation à renforcer l’aspect ultra mélodramatique du premier métrage en couleur du réalisateur milanais est un peu exagérée. Ces excès sont finalement assez contributifs pour comprendre l’intention de Visconti  : porter à l’écran la tragédie dans sa plus pure expression.

Senso © Lux Film

Tout d’abord Visconti était issu d’une famille noble et très influente de Milan qui avait ses entrées à la Scala et qui recevait régulièrement des personnalités artistiques comme Puccini ou Toscanini. Il ne fait aucun doute que Visconti avait l’habitude, le goût et la culture de l’opéra, particulièrement du bel canto italien dramatique. Ce n’est pas par hasard que Senso, s’ouvre sur Le Trouvère dans un grand théâtre à l’italienne, et après un climax pathétique à Vérone, qu’il se termine exactement comme dans Tosca de Puccini  ; par un peloton d’exécution au bord du Tibre, au château St Ange. Pendant une décennie, le cinéma de Visconti va consister à chercher à parvenir à l’équilibre entre le classicisme narratif littéraire et l’académisme cinématographique. En effet, contrairement aux a priori cette assiette est très difficile à obtenir, un manque de maestria peut amener à la fois vers une grandiloquence mal placée et tomber dans une sagesse timorée entachée de manque d’audaces formelles.

Suite à Senso, Visconti finira par se produire en tant que metteur en scène à la Scala de Milan ce qui lui permettra d’affronter de manière pratique et pragmatique les règles de mise en scène théâtrales. Visconti signe son retour derrière la caméra avec une première collaboration avec Marcello Maistroianni en adaptant une nouvelle de Dostoïevski, Nuits blanches. Visconti y reprend la structure narrative en arche, toutefois il s’attarde beaucoup moins sur les états d’âmes de ses protagonistes précédemment évoqués à renfort de longs monologues, mais suggère les rapports entre les personnages par une grammaire cinématographique, simple mais terriblement efficace, et par une réduction des échanges – on retiendra les courses poursuites nocturnes autour des canaux de Livourne entre Mastroianni et Maria Schell – et l’économie d’effets dramatiques. En 1960, Visconti a essayé d’améliorer la recette en doublant presque la longueur de pellicule du montage final, en augmentant le ratio 1.66 :1 dans Nuits blanches au ratio 1.85 :1 pour Rocco et ses frères. Avec l’histoire de Rocco, Visconti atteint son sommet en terme de drame narratif, rempli de symbolisme notamment lors de la scène clef, la dernière de Nadia, dans laquelle elle se fait poignarder le flan par Simone désespéré dans la position d’un Christ rédempteur. La discorde – entre Rocco sanctifié, représentant la plus blanche innocence, et l’aîné préféré puis honni, Simone, alimentée par l’attachement puis le renoncement des deux hommes envers Nadia – renforce grandement l’impression tragique du film.

Rocco et ses frères © Les Acacias

Pour atteindre le fameux équilibre, Visconti a intégré une part très importante d’autobiographie, ce qui lui a permis d’adopter une posture assez unique à l’égard de son récit. En effet, Don Fabrizio Salina a toujours été considéré à la fois par les spectateurs et par Visconti lui-même comme l’alter ego du réalisateur. Burt Lancaster a pourtant été imposé par la production contre le gré de Visconti a malgré tout fait forte impression sur le réalisateur qui a trouvé en lui un double véhiculant parfaitement ses intentions. Paradoxalement Le Guépard est considéré comme une adaptation très fidèle. L’insufflation de la vision de Visconti est d’une subtilité rare, passant par une direction d’acteur au cordeau et une composition du cadre toujours aussi précise tout en conservant la quasi-totalité des dialogues du roman de Lampedusa.

Le Guépard © Pathé Distribution

Le Guépard marque le retour de Visconti à la couleur en dehors des films co-réalisés comme il en pullulait dans le cinéma Italien des année 60. Il utilise un procédé d’impression Technirama qui allie à la fois le principe Technicolor trichrome et le défilement horizontal de la bobine combinée à l’impression anamorphique de l’image. On obtient une image avec un piqué renvoyant directement aux classiques américains comme Autant en emporte le vent. Il faut se rappeler que le procédé n’est pas le plus économique comparé à d’autre méthodes de traitements de la couleur similaires comme l’Eastmancolor et il a donc concurrencé directement des films fleuves et couteux comme Cléopâtre ou Lawrence d’Arabie. Enfin le Super Technirama 70 a permis d’adopter un ratio de cadre beaucoup plus spectaculaire, 2.20 :1, tout en conservant une résolution exceptionnelle qui a en partie permis la réussite de la restauration sous l’égide de Martin Scorsese. Ce format de projection qui permet d’inclure les personnages dans le décor et d’en apprécier sa démesure, dans Senso le cadre était académique et par conséquent la narration beaucoup plus centré sur les relations inter personnages. Les moyens de la co-production franco-italienne ont aussi offert des scènes de batailles qui n’étaient pas relatées dans le livre, accentuant le symbolisme de lutte sociétales et renouant aussi avec un langage cinématographique plus fondamental, démonstratif et illustratif.

Le Guépard © Pathé Distribution

Malgré la prégnance de la mise en scène et sa haute maitrise, Visconti n’a pas oublié son objectif et a adapté une histoire plus mélancolique que mélodramatique. Si Visconti a suivi les nombreuses innovations techniques de son temps, il reprend ses fondamentaux littéraires en articulant le récit en trois actes  : la villa Boscogrande, le village de Donnafugata et le bal dans le palais Gangi. On pourrait également chapitrer selon les dynamiques des personnages comme dans Rocco et ses frères. La partie Tancredi, le virevoltant neveu est admiré par son oncle mais reste opportuniste et change d’opinion politique à chaque fois que le vent se lève, il reste un être essentiel et central dans l’environnement du prince. La partie Angelica, apparition mémorable préparée en deux temps. Premièrement, le père est assez rustre dans ses manières, ne se rend pas compte qu’on se moque gentiment de lui, puis Angelica elle-même se montre, figeant le visage de Concetta (Lucilla Morlachi) promise à Trancredi auto-proclamée, puis par contagion sociale accapare l’esprit de tous les convives. Le père salue comme le veut le protocole la maîtresse de maison, la princesse Maria Stella de Salina (Rina Morelli). Visconti filme cette rencontre d’abord par un discret panoramique et rapidement par un travelling latéral sur toute la longueur de la pièce, assez prompt, très maîtrisé, ininterrompu ; mais pour Angelica, Visconti coupe le trajet en deux et multiplie les points de vue afin de dilater le temps et souligner l’importance d’une apparition très similaire, dans le traitement du temps, à celle de Claudia Cardinale dans Huit et demi. Enfin, la partie Salina qui voit l’union d’Angelica et de Tancredi, Salina qui entraperçoit l’avenir au cours d’une valse immortelle avec Angelica mais pour mieux y renoncer, rapidement rattrapé par le temps et qui finit par courber l’échine avant de s’éloigner, dos à la caméra, d’un destin qu’il n’a pas voulu saisir.

Le Guépard © Pathé Distribution

Un héritage considérable

Comme pour le prince, le cinéma de Visconti ne sera plus jamais pareil après Le Guépard. Il continuera de proposer de grandes fresques de cinéma notamment pour sa tétralogie allemande inachevée, allant jusqu’à près de cinq heures de film pour Ludwig ou le Crépuscule des dieux. La contemplation du temps qui passe, l’amor fati, restera un sujet récurrent dans le reste de sa filmographie surtout dans ses films testamentaires, plus particulièrement dans Violence et Passion, rappelant même Burt Lancaster pour le personnage du professeur. Mais la recherche de la dernière partie de la carrière de Visconti consiste plus à la recherche d’une esthétique du symbolisme que de la quête d’un balancement parfait entre la narration classique et la mise en scène conventionnelle.

Le long métrage a aussi été l’emblème des grandes co-productions européennes et a profondément marqué les réalisateurs italiens comme Scola ou Bertolucci sur lesquels l’influence fut de premier plan jusqu’à la fin des années 70. Sans aucun doute, Visconti fut, avec Antonioni, le réalisateur qui a le plus influencé le cinéma américain de sa génération. Les années 60 furent une période assez noire à Hollywood, Cléopâtre a failli couler la Fox et s’il reste des réalisateurs de talents, l’industrie du cinéma américain est en crise. Cela a permis l’importation plus conséquente par les États-Unis de produit étrangers  ; asiatiques mais aussi européens. Le Nouvel Hollywood a ainsi beaucoup puisé dans le cinéma de Visconti. Coppola s’est rappellé de la villa Boscogrande dans Le Parrain, Cimino a directement cité la quasi infernale ouverture des Damnés dans Voyage au bout de l’enfer, les deux introductions préfigurant la tragédie à venir. Il demeure encore un modèle dans l’esprit de réalisateurs états-uniens comme James Gray.

Le Temps de l’innocence © Columbia Pictures

Incontestablement, le réalisateur américain qui a le plus payé sa dette envers Visconti reste Martin Scorsese. Ce dernier cite souvent Le Guépard comme un de ses films de chevet dont il a dirigé la restauration grâce à sa Film Fondation et Gucci. Il a aussi appuyé la restauration de Rocco et ses frères avec le soutien de la cinémathèque de Bologne. Mais plus encore, l’ouverture de Shutter Island avec le bateau à vapeur doucement émergeant de la brume fait directement écho à l’introduction en fondu du bateau encore une fois à vapeur, menant Gustav von Aschenbach à son port dans Mort à Venise. Pour revenir au Guépard, Scorsese s’en est fortement inspiré pour la manière de filmer les intérieurs chargés, mais aussi pour dépeindre une aristocratie s’efforçant à respecter une étiquette vide de sens dans Le Temps de l’innocence.

Le Guépard reste encore aujourd’hui un classique du cinéma, moment charnière dans la carrière de Visconti, il est le fruit de dix ans de réflexion sur son art. Il vient conclure la parenthèse ouverte par Senso dont il se rapproche énormément par la toile de fond narrative, l’unification de l’Italie, et la structure même de l’histoire, les trois actes entrecoupés de scène de transition aux accents lyriques. Les deux films se regardent entre eux, sont semblables, mais en y regardant de plus près, tout a changé.

© Pathé Distribution

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