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(Re)Voir – « L’homme qui tua Liberty Valance », fin d’un monde

Disponible sur OCS, L’homme qui tua Liberty Valance est une vision désenchantée et crépusculaire de l’Ouest américain. En ces temps de confinement, revoir toute l’oeuvre de John Ford semble être la plus belle chose à faire. Retour sur un long-métrage régulièrement glosé, débattu et qui, sans aucune exagération, reste l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma.

1910. Le sénateur Ransom Stoddard et sa femme, Hallie, arrivent à Shinbone (Alabama) pour l’enterrement de Tom Doniphon dont plus personne ne se souvient en ville. Dès lors, le film est constitué d’un long flash-back, une chose relativement rare dans la filmographie de John Ford. Stoddard a connu Doniphon alors que, jeune diplômé de droit, il venait d’être attaqué, dévalisé et laissé pour mort par Liberty Valance. Sur quels fondements se base la notoriété du sénateur Stoddard ? C’est la ligne rouge de L’homme qui tua Liberty Valance. Cette histoire est scellée par une réplique désormais célèbre : « Dans l’Ouest, lorsque la légende devient la réalité, c’est elle qu’on imprime ! ».

Il est difficile d’aborder un film de John Ford tant la bibliographie consacrée au cinéaste américain est imposante. Patrick Brion, Jean-Louis Leutrat ou encore Joseph McBride ont tenté de développer une pensée sur une oeuvre qui compte plus de cent cinquante films (dont un tiers a disparu) qui recouvre plus de cinquante ans – de 1917 à 1966 – de production. John Ford participe au développement du cinéma en tant qu’industrie, découvre le parlant puis la couleur et termine son dernier film un an avant l’émergence du Nouvel Hollywood, moment phare du cinéma américain où des réalisateurs comme Scorsese prennent le pouvoir.

Comment être à l’heure

Western tardif, L’homme qui tua Liberty Valance est tourné en noir et blanc entre le 5 septembre et le 7 novembre 1961. Ford tente de retrouver le ton des anciennes photographies du Far West et évite les grands espaces qui auraient nui ici à l’intimisme du sujet. En mettant de côté le technicolor, qu’il a pourtant si bien maîtrisé (La prisonnière du désert, par exemple), Ford questionne son propre rapport à l’histoire américaine, à son assise mythologique dont il a contribué à renforcer la puissance par l’intermédiaire de ses films. Il y a une grande évolution dans la filmographie de Ford, passant d’une représentation de l’Histoire liée à la chanson de geste dans les années 1920 pour terminer sur un film extrêmement ambiguë comme L’homme qui tua Liberty Valance. Tous les personnages du film ont leurs raisons et à aucun moment une positivité peut se dégager. L’image paternaliste du personnage de James Stewart s’est considérablement dégradée entre le premier plan sur lui et la fin du film. Il est prisonnier d’un mensonge et cette figure de l’homme de loi qui tranche avec les rapports humains de l’Amérique de l’Ouest pré-industrielle est prise à son propre piège.

En plus de cette vision critique de l’Amérique qui passe et qui passera, John Ford réutilise à six reprises le thème musical d’Ann Rutledge composé par Alfred Newman et provenant de Young Mr. Lincoln. Ce faisant, il instille une mélancolie liée à la femme perdue de Lincoln. Dans cet autre film, Ford filmait les deux amoureux avant de couper le plan brutalement pour montrer le personnage d’Henry Fonda se recueillant sur la tombe d’Ann Rutledge. Dans tous les films de Ford, les morts parlent aux vivants. Il réutilise le thème musical de Young Mr. Lincoln dans le flash-back de L’homme qui tua Liberty Valance en l’associant à Hallie (Vera Miles) et Ransom Stoddard (James Stewart). C’est le personnage d’Hallie qui et centrale dans le film comme en témoigne la séquence d’apprentissage de la lecture. Cette dernière n’a pas appris à lire, comme c’était souvent le cas dans les familles populaires américaines du XIXème siècle. En se tournant vers le personnage de James Stewart, elle fait un choix devant l’Histoire, elle se tourne vers la modernité face au personnage de Tom Doniphon qui apparaît comme anachronique, vestige d’un cinéma et d’un monde qui s’écroule. La figure du cow-boy n’est plus désirable et cette action, anodine en apparence, vient marquer la fin d’une relation entre Tom et Hallie. Si cette scène est si bouleversante, c’est qu’elle connecte la petite et la grande Histoire. Le film nous fait donc éprouver cette mélancolie qui vient brouiller une dialectique d’apparence entre deux camps qui s’affrontent.

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Mort de l’idéalisme américain

Dans L’homme qui tua Liberty Valance, Ford y célèbre pour la dernière fois les valeurs de l’Ouest américain en filmant l’émergence de l’industrialisation et de la démocratie représentative. Les trois personnages masculins du film symbolisent trois visions du monde. Liberty Valance (formidable Lee Marvin) est la part sombre de l’individualisme américain et ne jure que par la loi du plus fort pour faire régner l’ordre social. Il apparaît peu de fois dans le film, comme pour accentuer la violence de ces actions et la crainte qu’inspire cette ombre qui plane sur le village. Tom Doniphon, quant à lui, est assez proche de Liberty Valance, autant dans la posture virile que dans ses mots mais son action est guidée par un idéal de justice. Pour lui, pas besoin de lois pour régir l’espace social, seule une bonne gâchette suffit. Enfin, Ransom Stoddard incarne cette Amérique à venir, celle des grandes villes et du respect des lois. Tom Doniphon, en acceptant sa défaite amoureuse et héroïque, sonne la mort d’une Amérique qui n’arrive pas à lutter face à l’avènement du chemin de fer et à la progressive constitution des Etats-Unis.

La fin est, à ce titre, très subtile. En basant l’exploit héroïque de Stoddard sur un mensonge, Ford met à mal l’idéalisme américain à la Capra. Le démocrate qui émerge n’est pas pur, le poids de l’histoire vient écraser la relation entre Ransom et Hallie. Elle lui fait remarquer combien le paysage a changé et le responsable du train vient dire à Ransom que « rien n’est trop bon pour l’homme qui tua Liberty Valance », Stoddard et sa femme semblent écrasés par cette fatalité et par le titre du film qui sonne comme une sentence. L’homme politique n’arrive plus à allumer sa pipe et le film se termine sur cette scène à la fois tragique, dérisoire et sublime, sur la vision d’un couple marqué par le destin et incapable d’y échapper. Comme le rappelle Patrick Brion dans son livre sur John Ford : « On entend alors pendant vingt-cinq secondes le thème musical d’Ann Rutledge, puis – ce sont les ultimes notes du film – durant huit secondes le thème de Tom Doniphon ».

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