© 2005 Charles Burns – Tous droits réservés. © 2006 Éditions Delcourt pour la version française.
Profitons de cette période de confinement pour nous (re)plonger dans la bande dessinée Black Hole de Charles Burns, qui raconte les prémices d’une étrange épidémie. Porté par la profondeur de ses dessins en noir et blanc, ce roman graphique mêle à la perfection inquiétude adolescente et esthétique horrifique.
Charles Burns est une figure de proue de la bande dessinée alternative américaine. Il a d’abord fait ses armes en publiant des histoires courtes et des illustrations dans la revue Raw dirigée par Art Spiegelman et Françoise Mouly. Apprécié pour son style singulièrement sombre, il est l’auteur de nombreux romans graphiques dont Black Hole, publié aux éditions Delcourt, qui traite d’un mystérieux virus. Parue initialement en douze volumes, entre 1995 et 2005 réunis en un seul en 2006, cette bande-dessinée a reçu en 2007 le prix Les Essentiels d’Angoulême.
L’histoire se passe dans les années 70, dans une banlieue résidentielle américaine – probablement Seattle – non loin de l’océan. Seuls les adolescents sont touchés par une mystérieuse maladie sexuellement transmissible appelée « la crève ». Les symptômes se caractérisent par des mutations physiques plus ou moins grotesques qui varient selon les personnes : seconde bouche dans le cou, peau qui s’arrache comme une mue de serpent, figure déformée etc. Devenus parias, certains d’entre eux s’organisent tant bien que mal pour survivre à l’orée de la ville, en forêt. Jusqu’à ce que les meurtres commencent à les inquiéter.
Périodes charnières
Avec Black Hole, Charles Burns tisse d’abord le portrait d’une époque charnière : l’époque de la fin du mouvement hippie, l’époque précédant l’arrivée du mouvement punk. Cette période d’entre-deux, minutieusement caractérisée par l’auteur, coïncide avec celle de sa propre adolescence. Cette connaissance rétrospective lui permet d’en faire un portrait qui oscille entre nostalgie et ironie. Le lecteur plonge dans l’atmosphère des seventies, rythmées par l’ennui et la défonce pour les personnages. On peut entendre les Doors chanter « Summer’s Almost Gone » à la radio ou apercevoir au détour d’une case, des pochettes d’albums caractéristiques comme Harvest (1972) de Neil Young ou Diamond Dogs (1974) de David Bowie, qualifié de « nouvel album » par un personnage.
Ce qui intéresse particulièrement Burns dans cette période, ce sont les adolescents. À la fois témoins et acteurs attentifs et anxieux, ils sont eux-mêmes à un âge complexe de métamorphose et de changement. Naïfs, cruels ou passionnés, ils sont sans demi-mesure. Pourtant, et c’est avant tout là que réside l’intérêt de ce roman graphique, le cadre réaliste de Black Hole est très vite dépassé pour glisser vers une dimension inconnue. Alors que dans les années 70, le sida n’a pas encore fait son apparition, on ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec l’inquiétante M.S.T. qui contamine peu à peu les adolescents de la ville.
Vous avez dit bizarre ?
Quel est justement ce virus ? Une expérience génétique échappée d’un laboratoire ? Une métaphore des mutations de l’adolescence ? Une conséquence du « trou noir », le « black hole » du titre dont il n’est jamais fait mention ? Charles Burns joue avec notre imagination et nos attentes. Les signes de la maladie font penser aux excroissances difformes qui peuplent certains films de David Cronenberg, période Vidéodrome (1983) ou Existenz (1999). Jamais la source du mal n’est cherchée et pas l’ombre d’une solution n’est esquissée, ce qui ajoute une épaisseur supplémentaire au mystère de l’histoire. L’auteur s’amuse au contraire à mélanger les genres : il détourne les histoires d’amour adolescentes parfois mielleuses pour les transposer dans un cadre horrifique.
Afin de coller au plus près de l’angoisse des personnages, le roman graphique alterne essentiellement entre deux points de vue, un masculin et un féminin, respectivement celui de Rob et celui de Chris. L’intrication de leur voix met en lumière les illusions très différentes des uns et des autres. Très seuls, les adolescents ne peuvent compter que sur-eux-mêmes, puisque les adultes sont quasiment absents de ce récit choral.
L’œuvre au noir
La force de Charles Burns réside surtout dans son graphisme unique. Black Hole est une pépite très esthétisée et l’omniprésence du noir n’empêche pas les nuances et les perspectives profondes. Ici, un coucher de soleil à l’horizon de l’océan irradie d’une obscure clarté. Là, la forêt, proche de celle que l’on trouve dans les films de David Lynch, semble vivante, hostile et fascinante. C’est comme si le monde que nous dessinait Burns était une série de négatifs de photographies, lugubrement envoûtante et irréelle.
En plus de cette facture sombre, le dessinateur n’hésite pas à briser la mise en page. Nourri par de nombreuses influences – aussi bien par la science-fiction cyberpunk que par les comics américains et la ligne claire d’Hergé – son dessin joue avec les multiples possibilités de lecture qu’offre le médium. La mise en page y est très inventive : variations d’échelles, jeux d’échos formels et thématiques dans une même planche, lecture verticale ou en spirale. Cette liberté formelle est notamment présente pendant les nombreux rêves et cauchemars des différents personnages qui reviennent les hanter de chapitres en chapitres. Rêves et flash-back se mêlent à la réalité diégétique en apportant une épaisseur supplémentaire à une ambiance déjà lourde et surprenante, tout de même rythmée par l’humour et l’ironie.
Devenue l’œuvre de référence de Charles Burns, Black Hole concentre tous ses thèmes favoris : l’adolescence, le rêve et l’étrange. Il nous donne à lire dans ce roman graphique comme dans ses autres œuvres, notamment la trilogie ToXic (2010-2016) publiée aux éditions Cornelius, le portrait sombre, onirique et morcelé de la jeunesse nord-américaine, passée, présente et surtout future.