CINÉMA

(Re)Voir – « Cluny Brown », le miracle Lubitsch

Cluny Brown © Ciné Sorbonne

À l’occasion de la rediffusion ce dimanche 29 mars 2020 sur Ciné + Classic de Cluny Brown d’Ernst Lubitsch, nous nous sommes attardés sur cette comédie empreinte d’une liberté de ton salutaire.

Cluny Brown (Jennifer Jones) est une jeune femme passionnée de plomberie au grand dam de son oncle qui l’envoie dans une grande maison de campagne en tant que deuxième servante à la suite d’une énième frasque de sa nièce. Au même moment Adam Belinski (Charles Boyer), pris pour un tchèque fervent opposant d’Hitler, est l’invité inopiné de la maisonnée. Si Adam est au fait des manières de la haute aristocratie anglaise, Cluny peine à s’adapter et s’attire l’ire des résidents, colère qui est apaisée par le tact et l’ingéniosité d’Adam.

How would Lubitsch do it ?

Dans l’imaginaire collectif les films des années 1940 et 1950 sont gangrenés par le bien-pensant code de production du cinéma étasunien, plus communément appelé « code Hays ». Ce dernier imposait une autocensure des studios pour éviter que les films ne fassent irruption dans la morale, chrétienne bien sûr, des spectateurs. La différence de ton est flagrante entre les films pré-codes et les métrages de « l’âge d’or d’Hollywood ». Dans Trouble in Paradise (1932), Lubitsch s’engage sur des sentiers considérés comme tendancieux par les mœurs protestantes, justement par l’amoralité du sujet en lui-même – l’arnaque d’une personne riche par un troublant parvenu au demeurant charmant – de son traitement et sa résolution. Comment un film frappé par la censure peut-il être considéré comme un chef-d’œuvre ?

Cluny Brown © Twentieth Century Fox

Cluny Brown est effectivement un produit plus édulcoré que Trouble in Paradise. Le personnage d’Adam Belinski que l’on pourrait comparer à Gaston Monescu est beaucoup plus caractérisé, plus archétypal dans un sens. Cluny Brown attire la sympathie sans réserve et son énergie débordante finit par submerger les personnages ayant le plus de préjugés comme les gouvernants perclus de servitude volontaire, rien à voir avec les deux protagonistes féminins de Trouble in Paradise dont le croquis est beaucoup plus travaillé et nuancé.

Le temps d’un film, ce genre de choix scénaristique peut se révéler tout à fait heureux. Si Cluny Brown, à l’image des films de son époque, est beaucoup plus unidimensionnels que les films pré-code, il en gagne en lisibilité et en accessibilité. Lubitsch ne renonce pas pour autant à sa malice d’antan ; il réussit à se plier aux exigences les plus importantes du code comme la non exposition de la nudité ou l’interdiction du blasphème pour louvoyer avec les limites du code dans ses sujets de prédilection  : l’opposition des différentes classes sociales ou l’émancipation sexuelle (relative) ou professionnelle de la femme. Il n’y a quasiment pas de différence de nature ou de degré entre Cluny Brown et Trouble in Paradise concernant les rapports qu’entretiennent les personnages de la haute société avec ceux de plus basse extraction.

Des protagonistes haut en couleurs

La censure honnissant toute justification de violence ou de crimes, on aurait pu penser qu’Ernst Lubitsch choisirait des personnages principaux de noble lignage mais, sans puiser dans l’indigence de la première période d’Intolérance de de D. W. Griffith, le cinéaste d’origine allemande préfère présenter des personnages plus proche du public qu’il cible  : des vendeurs dans The Shop Around the Corner (1940), des acteurs dans To Be or Not to Be (1942), etc.

Trouble in Paradise © Les Grands Films Classiques

Cluny Brown n’est qu’une servante auprès de Lady et Lord Carmel. Une bien piètre domestique qui choque par la méconnaissance de l’étiquette et des attendus du métier. L’introduction de Cluny dans le manoir est à la fois un exemple de sa mise en marge progressive et une démonstration de l’absurdité de cette dernière. Cluny est gracieusement aidée par un voisin des Carmel et elle est accompagnée jusque dans la pièce de vie du manoir. Elle est d’abord accueillie de bonne grâce par les maîtres de maisons et invitée à boire le thé au départ du voisin. Trahissant sa nature sociale d’abord par ses manières puis par la révélation candide de l’objet de sa visite, les propriétaires terriens changent d’attitude totalement et finissent par s’éclipser et laisser Cluny en compagnie du seul majordome. La scène passe du plan de poitrine au plan d’ensemble qui inclut Cluny dans un décor chargé dans lequel elle est désormais inscrite, la valeur des plans augmentant au fur et à mesure de l’éloignement des Carmel de Cluny Brown.

Cluny Brown © Twentieth Century Fox

Ce simple exemple met en évidence la sobriété de la mise en scène de Lubitsch et son utilisation élémentaire de la grammaire cinématographique. Il s’appuie surtout sur le cadrage et la direction d’acteur. Il y a quelques fidèles des productions de Lubitsch tels que Felix Bressart (The Shop Around the Corner, Ninotchka, To Be or Not to Be) ou C. Aubrey Smith (Cluny Brown, Trouble in Paradise), mais la plupart des acteurs de premiers plans son renouvelés à chaque film. C’est donc la première et dernière fois que Charles Boyer tourne avec Lubitsch incarnant un personnage à la fois énigmatique et fascinant.

Adam Belinski est une véritable réussite, un gentleman pique-assiette qui réussit à déguiser ses convictions pour mieux les imposer. Il se faufile de théâtres en théâtres pour parvenir à ses fins et sidère tous les personnages qu’il croise. Sa seule manière de signifier son mécontentement suite à la demande en mariage d’un pharmacien lugubre à Cluny est de faire sonner sans raison la porte du notable du village. Il est aussi le vecteur de la plus importante part de la cinématographie, américaine en tout cas, de Lubitsch  ; la bienveillance. Lubitsch se permet volontiers de ridiculiser chacun de ses personnages mais il prend toujours soin de justifier leurs accès d’incivilités, de badiner avec les effets de leurs incartades. Ensuite, il réserve toujours un moment de grâce pour ses personnages que ce soit des protagonistes ou des personnages tertiaires. Les gens de maisons d’abord traités comme agent de la domination seigneuriale qui veillent à la bonne marche des us nobiliaires mais le majordome et l’intendante ont le droit à leur court instant d’intimité à la manière d’une production Merchant-Ivory.

Pour son dernier film achevé le légendaire Ernst Lubitsch délivre une copie parfaitement maîtrisée par une virtuosité du marivaudage. Le réalisateur allemand donne une leçon sur l’aberrance de certain aspect de la société anglaise par le truchement d’une Jennifer Jones absolument renversante et d’un Charles Boyer au flegme britannique saupoudré d’un accent délicieusement français.

Cluny Brown est diffusé le 29 mars 2020 à partir de 13 h 50 sur Ciné + Classic

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