CINÉMA

LUNDI SÉRIE – « Westworld », le meilleur des mondes

© HBO

Deux fois par mois, la rédaction se dédie entièrement au « petit écran  » et revient sur une série pour la partager avec vous. Toutes époques et toutes nationalités confondues, ce format vous permettra de retrouver vos séries fétiches… ou de découvrir des pépites !

A l’occasion du démarrage de sa saison 3, retour sur les tenants et aboutissants de la saga Westworld à travers une étude comparée avec la philosophie de Leibniz et sa pensée sur « le meilleur des mondes possibles » qui partage les mêmes focalisations que la série : à savoir Dieu, le péché et le libre-arbitre.

Cet article contient des révélations importantes sur l’intrigue de Westworld.

Il est difficile pour nous, à l’instant d’amorcer cette chronique, sur le calque d’une analyse cinématographique, de se faire une idée précise de la substance de Westworld, série considérée comme le nouveau mastodonte de la chaîne HBO maintenant que Game of Thrones s’est achevée. Il y a effectivement cette réputation de l’ultra-blockbuster sériel qui nous dépasse, car encore rare quoique tentaculaire dans la paysage de la série, qui s’additionne à un paramètre important  : c’est une œuvre en cours  ; deux saisons sont déjà achevées, et la troisième arrive au moment où cet article est publié.

Deux saisons au cours desquelles nous ne savons pas très bien ce qui s’est réellement passé. Car à force de multiplier les tours de passe-passe scénaristiques, les jeux de rôles, les réflexions philosophiques, les références évidentes à tout un pan de la SF moderne et les retournements de situations où il faut constamment se poser la question du pourquoi du comment, Westworld s’impose aussi et surtout comme une œuvre ultra-réflexive, capable de se déplier et se replier sur elle-même avec une facilité déconcertante, dont l’instinct scénaristique se déroule parfois au détriment de son spectateur et de la mise en scène.

Loin de l’idée selon laquelle cet article se doit d’être à l’image de la série – c’est-à-dire insuivable, quoiqu’il y ait déjà beaucoup de mise en abyme ici –, nous nous focaliserons sur un essai philosophique, sans y répondre, pour lire et disséquer Westworld, afin d’entrer dans sa substance.  Avec la pensée sur le «  meilleur des mondes possibles  » de Leibniz – où il est question de Dieu, du péché, de l’interdépendance entre le bien et le mal ainsi que du libre-arbitre –, les points de vue qui forgent la pensée du philosophe allemand se croisent avec certains enjeux de Westworld. Traduire les idées de Leibniz sur le plan de la fiction nous permettant aussi de rendre compte de l’une des mythologies les plus denses et fascinantes de la création artistique contemporaine.

Anthony Hopkins dans le rôle du Dr. Robert Ford (© HBO)

Des hommes et des dieux

La série de Jonathan Nolan et Lisa Joy racontent tout d’abord deux histoires. La première est celle d’un contexte  : dans un futur proche, les humains peuvent se rendre dans plusieurs parcs à thème qui reconstituent différentes périodes et cultures de l’histoire de l’humanité. Celui qui donne son nom à l’intrigue, Westworld, recrée la vie au farwest qui a émergé suite à la Guerre de Sécession. Dans ce parc comme dans tous les autres, les humains qui y entrent – appelés les «  invités  » – sont cachés du monde extérieur et peuvent agir comme ils l’entendent, en toute impunité (la ligne rouge, impossible à franchir par mesure de sécurité, étant le meurtre d’un autre visiteur du parc). Le contexte et le concept montrent à quel point les hommes ont débridé le concept de liberté, car il est ici illimité («  Live Free  » est le slogan du parc). C’est aussi un appel à la personnalité qui se cache en chacun – une expérience sociologique comme psychologique, en outre.

C’est ainsi que se pose la deuxième histoire  : dans Westworld, les humains ne sont pas seuls puisque que les gérants du parc font appel à des robots pour davantage planter le décor. Ces robots, les «  hôtes  », ont l’apparence d’humains, mais obéissent à des scénarios écrits au préalable et à des fonctions cognitives mesurables par ordinateur afin d’optimiser l’expérience intense promis par les investisseurs du parc aux invités. Quand la liberté des hommes est illimitée, celle des hôtes est inexistante. C’est précisément au cœur du mode de ce monde que la série bascule, en inversant les rapports de force entre humains et robots dans une optique pourtant bien plus déifiante que manichéenne.

Dans sa pensée sur le meilleur des mondes possibles, Leibniz explique que Dieu ne pouvait pas se contenter de fabriquer essentiellement du bien dans le monde : l’apport du mal, cette ombre du bien, fourmillerait cette possibilité d’un meilleur des mondes. Dans la série, le Dr. Robert Ford, interprété par Anthony Hopkins, est vu comme le marionnettiste du parc : il en est le co-créateur et se positionne davantage en faveur des humains, c’est-à-dire que le parc Westworld se doit d’être parfait aussi parce que les hommes ont cette faculté de provoquer le plus grand mal au sein du parc. Dans cette optique, il s’oppose au point de vue de son partenaire Arnold, avec qui il a donc crée le parc, décédé au moment où la série commence et qui promouvait la possibilité d’une conscience chez les hôtes, pensant que leur manipulation n’est que mensonge et mésestime à leur égard. Ford créé également une rivalité avec l’investisseur principal du parc, William, aussi appelé L’Homme en Noir dans la série, CEO d’une société nommée DELOS (nous y reviendrons) et dont le point d’identification dans la série réside dans sa faculté à semer la terreur au sein du parc. Dans chaque saison, Ford enfonce William dans une énigme qui mènera ce dernier à commettre les pires meurtres, à l’image de celui qui suivit la mort de la femme de William dans le monde réel, ce dernier abattant de sang-froid une mère et son enfant dans le parc.

Ed Harris dans le rôle de William, aka L’Homme en Noir (© HBO)

En renforçant le lien avec William, lui laissant libre cours de ses actions, Ford renonce à l’une des caractéristiques principales d’un Dieu et qui est nécessaire d’ignorer selon Leibniz pour l’établissement du meilleur des mondes  : l’omniscience  ; il laisse les hommes faire le mal. C’est aussi ce renoncement, particulièrement nihiliste et teinté d’ironie, qui mènera le Dr. Ford a cédé la main de sa gouvernance au profit des hôtes – et donc, a fortiori, de la pensée d’Arnold – leur laissant le contrôle du parc avec en point de départ un acte fondateur  : le massacre d’humains rassemblés à l’occasion d’une cérémonie célébrant le nouveau scénario de Ford (fin de saison 1). 

C’est ici que se pose la question de la divinité dans Westworld  : si l’omniscience de Dieu est annulée, mais qu’il parvient à créer le meilleur des mondes possibles, qu’en est-il de sa bonté  ? Parallèlement à ses écrits, Leibniz est l’un des leviers de cette question – et à laquelle nous tâcherons de ne pas répondre, car partie prenante du suspense de la série –  qui se traduit par le théorème de la Théodicée  : paradoxe qui explique qu’en dépit du mal perpétré sur Terre, Dieu reste bon en toutes circonstances. Et il était important pour nous de voir Ford comme un phare de cette déification paradoxale des actes de création de Westworld, puisque sera construit, autour de ce même personnage, une forme d’héritage inversé au fur et à mesure de la saison 2 …

Ces dieux qui se battent

Cette passation de divinité des mains de Ford à celles des hôtes n’est finalement qu’une illusion puisque le personnage de Dolores (Evan Rachel Wood, tonitruante), la jeune fermière romantique de la saison 1 devenue la guerrière leader de la révolte des robots, est consciente que ses actions sont dictées par le nouveau scénario écrit par Ford avant que ce dernier ne meure – c’est d’ailleurs Dolores qui finit par tuer Ford, symbole que le pouvoir divin s’inverse par… l’élaboration du mal.

Ainsi, tout bascule : pour fabriquer le meilleur des mondes, le mal perpétré par les humains est désormais celui semé par les hôtes. Toujours guidé par une forme de nihilisme, la saison 2 fait sensiblement escalader la violence  : très sanglante, elle montre nombre de scènes de fusillades, de prises d’otages et d’exécutions. Mais Dolores est bien consciente d’une chose, au même titre que Ford quand il pensait que son parc était le meilleur des mondes  : rien pour elle n’est plus irremplaçable que le réel, c’est-à-dire le vrai monde qui l’attend dehors. Ainsi, pour créer le meilleur des mondes possibles, il est nécessaire pour Dolores de supprimer les humains au travers de sa route pour atteindre le meilleur des mondes, le réel, et ensuite le construire  : un réel à son image (ce qui sera probablement l’intrigue de la saison 3).

Puisque Ford semble dicter chaque acte commis par Dolores au cours de la saison 2 – avant qu’elle ne détruise ses «  backsups  », ses sauvegardes, dans l’épisode 7 –, on peut y déceler une revanche de sa part sur les humains. Pour quelle raison  ? Cette revanche de Ford est motivée par une manipulation de l’entreprise DELOS, possédée par William. En effet, la compagnie a placé des transcripteurs de conscience au sein des unités des contrôles des hôtes pour non seulement espionner les invités dans le parc, mais aussi pour aboutir à un profil de leur conscience afin que cette dernière, à l’instar d’une base de données, soit copiée dans un corps d’hôte pour échapper à la mort. Si l’expérience finit par n’aboutir à rien, Ford finit par exploiter l’étendue de son potentiel en faisant fabriquer sa propre base de données, laquelle se matérialise en corps humain, le sien, dans un monde digital appelé La Vallée (ou Le Sublime) qui permettait à DELOS de tester son expérience hors du monde réel. Ford, déclaré mort, réapparait sous cette forme dans la saison 2 pour étendre son pouvoir, notamment sur Bernard, un ami employé par le parc qui diagnostique les comportements des hôtes, et qui se trouve être la copie robotique d’Arnold sur le plan physique, mais pas moral (ce qui arrange Ford, bien sûr). L’influence de Ford sur Bernard va conduire ce dernier à forcer la décision du scénario écrit par Ford, puisque Dolores s’est libérée de cette contrainte…

Dolores a bien décidé d’en finir (© HBO)

Mais Ford est conscient que William veut aussi prendre sa revanche vis-à-vis de cette expérimentation en détruisant le parc («  burn it to the ground  »). En effet, sa femme se suicide suite à la découverte de son profil  : un homme meurtrier au sein du parc, capable des pires actes. Découverte qui aurait été impossible si l’expérience, menée par les propres soins de William, n’avait pas été créée. C’est pour cela que Dolores et William se retrouvent symboliquement à la fin de saison 2 pour aboutir à leur but commun  : en finir avec le parc qui faisait la promesse d’une immortalité pour les humains. Ford, Dolores et William, en outre, sont tous les trois des dieux qui, par l’élaboration commune ou indépendante du mal, s’affrontent sur des terrains qui posent la question de leur bonté. Dolores veut briser les chaînes et libérer son espèce  ; William veut réparer les dégâts perpétrés par ses envies d’immortalité, purement humaines car chacun se l’est demandé un jour  ; et Ford rêve que son omniscience déifiante soit traduite par le mal de l’humanité (saison 1) et son extinction perpétrée par les robots (saison 2). A vous désormais de choisir lequel des trois a le plus de «  bonté  », au-delà du nihilisme affiché par les trois programmes.

Croyance et libre-arbitre

Nous constatons que face aux tentacules déifiantes de ces trois programmes se pose dans chacun un contrechamp inversé et symbolique qui offre à la série une forme de croyance essentielle dans tout type de fiction. Chez Ford, nous l’avons vu, c’est Arnold qui constitue cette inversion  : pourtant, en donnant raison à Arnold en libérant les hôtes, Ford finit par forcer son scénario en faisant détruire les sauvegardes des hôtes, offrir la Vallée aux hôtes à la fin de la saison 2 et en permettant à Dolores d’arriver dans le monde réel. Ford gagne par exploitation inversée des croyances de son ancien partenaire. Dans le cas de William, il finit par se rendre compte lui-même de ses erreurs, mais c’est bien Dolores, dont il est tombé amoureux dans sa jeunesse lorsqu’il foulait le parc pour la première fois, qui finit par lui montrer la voie à chaque fois  : Dolores et William se rencontrent non seulement à la fin de la saison 2, mais aussi à la fin de la première, car Dolores offre la solution de l’énigme que doit résoudre William. Et enfin, deux personnages s’opposent à la tyrannie semée par Dolores dans la saison 2.

Il y a tout d’abord Bernard, la presque-copie d’Arnold, que Dolores a elle-même créé. Ce personnage a toujours vécu parmi les humains, sans se rendre compte qu’il était un hôte. Face à la tuerie de masse de Dolores, il essaie de combler le mal des deux camps en faisant office de gardien de la paix  : il est donc l’inverse de Dolores, proposant que l’opposition humains/robots ne doit pas dépasser le cadre de la violence, pourtant intrinsèque à cette relation. A la croyance de Dolores d’un monde sans humains s’oppose la croyance de Bernard selon laquelle une coexistence est nécessaire dans un cadre non-violent  : il y a croyance quand deux images, souvent bien distinctes, se rencontrent dans le cadre de la fiction. Et il y a le personnage de Maeve, très vite consciente de son état robotique et de ses souvenirs qui en s’opposant à Dolores pose la question d’une autre donnée du meilleur des mondes de Leibniz, celle du libre-arbitre.

Maeve et le contre-pouvoir (© HBO)

La saison 3 de Westworld porte ce slogan promotionnel  : «  Free will is not free  » (le libre-arbitre n’est pas libre). C’est la saison 2 qui, à partir de cette opposition entre Dolores et Maeve, introduit la notion de libre-arbitre pour des êtres particuliers, les hôtes, dont la vie se résumait jusqu’ici à reproduire des consignes de scénarios et à obéir à des programmes. Le libre-arbitre signifie que deux solutions se présentant face à un être conscient ne se distinguent pas tant que ce dernier a choisi l’une des deux (par défaut de connaissance d’une des deux solutions, notamment, la première solution pouvant apporter autant de bien ou de mal que la seconde). Pour Leibniz comme dans Westworld, les deux solutions traduites par Dolores (la revanche) et Maeve (l’insoumission) ne sont pas interchangeables  : la revanche est pourtant une forme d’insoumission pour Dolores, mais Maeve lui explique dans l’épisode 2 de la saison 2 qu’elle ne fait qu’obéir à une ligne de scénario en plus, que c’est la suite logique de sa mise en liberté, tandis que Maeve pense qu’elle en a «  assez de se mettre à genoux  ». Les deux solutions n’ont de contingence que sur le plan de la volonté des êtres qui les choisissent et parce que les deux personnages s’opposent en tout point au sein de la même espèce, on peut donc se poser la question de la vitalité du libre-arbitre chez les hôtes, en d’autres termes, sont-ils égaux dans leur volonté  ? Au même titre que la Théodicée, Westworld pose une question sans réponse, l’imbibant davantage dans une forme de croyance qui elle-même imbibe clairement le scénario.

Maeve, qui détient au fil de la saison 2 des facultés surnaturelles lui permettant de contrôler les hôtes par l’intermédiaire de la pensée, se retrouve finalement dans une position de contre-pouvoir qui pourrait alors consacrer la notion de meilleur des mondes, car il y a bien contingence des volontés du bien (qu’elle incarnerait) et du mal (Dolores), bien distincts sur le plan du libre-arbitre et aux yeux de Dieu dans sa création du monde. Si le meilleur des mondes possibles a cette faculté de transcrire certains points chauds du scénario de Westworld, ce terme nous a servi à rendre compte du mystère palpable qui occupe le champ de cette série, mystère qui est aussi la veine principale de l’intrigue, outre les imbroglios temporels dont nous n’avons pas parlés dans cette analyse. La saison 3 qui vient donc d’ouvrir ses portes devrait répondre à la question du mode sur lequel doit se montrer le meilleur des mondes possibles  : sur le mode d’une revanche par existence du mal, ou d’une sauvegarde par résistance du bien (la résistance n’existe que par contingence avec le mal). Deux salles, deux ambiances, pour faire de Westworld la possibilité d’un meilleur des mondes.

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