CINÉMA

« Waves » – Filmer l’effervescence

Pour son troisième long métrage, Trey Edward Shults filme métaphoriquement la vague, son calme apparent, son élan brutal, ce qu’elle ravage, jusqu’à l’écume amère et mélodieuse qu’elle laisse derrière elle.

Plus simplement, le réalisateur se penche sur des thèmes largement exploités au cinéma : l’amour, la famille, le deuil. Le scénario ne surprend pas, il forme un diptyque bien mesuré sur lequel le spectateur passe de l’adolescence turbulente de Taylor (Kelvin Harrison Jr) à l’idylle plus calme de sa jeune soeur Emily (Taylor Russell McKenzie). Les deux enfants sont issus d’une famille afro-américaine aisée, dirigée par une figure paternelle autoritaire et sèche mais aimante. Les deux adolescents vont au lycée, fêtent, se baignent, s’aiment.

Rien d’anormal jusqu’au moment clé : Taylor qui trainait une blessure à l’épaule se bloque cette dernière lors d’un match de lutte. Bras en écharpe, il ravale sa frustration et s’enfonce d’un pas nonchalant vers des abîmes desquelles il ne sortira pas indemne. Les tensions émanent alors, pourtant bien déguisées dans les premières minutes du film. On sent l’hésitation face à une mère adoptive, face à un mode de vie pourtant si sain, face à un amour que l’on nous présentait comme indestructible. Tyler vacille et commet l’irréparable. Il s’efface brusquement du tableau et la seconde partie du récit s’ouvre sur la vie d’Emily, jusqu’alors une ombre derrière son frère. Douceur, mélancolie, regrets viennent bercer la jeune fille qui nous prend par la main pour nous mener d’un pas sûr vers la fin de l’histoire.

On vous l’a dit, le récit est presque prévisible. Mais ce qui tourmente vraiment dans cette oeuvre, c’est l’atmosphère générale. Elle est vibrante, magnétisante. Trey Edward Shults se sert tout d’abord de la caméra pour parvenir à cet effet. Il parle avec elle et nous embarque dès les premières scènes dans un tourbillon d’images. Elle s’enroule en panoramas de 360° dans une voiture lancée à fond sur une autoroute ensoleillée. Elle se glisse parmi les corps musclés des athlètes sous leur douche. Elle se balance entre les mouvements des danseurs durant la nuit, étouffée par la musique de boîte. Elle crible les visages des héros de gros plans et se suspend un moment dans le temps, laissant le jeu d’ombre et de lumière faire sont effet. Puis elle repart et crée un schéma de tensions palpables.

On reconnaît une maitrise totale du réalisateur dans sa manière de filmer ce qu’il veut montrer, et surtout lorsqu’il s’agit d’instaurer du suspense. Le dernier match de Taylor est haletant, les membres des deux jeunes sportifs se fondent dans des élans agressifs et ralentis, jusqu’au craquement tant redouté. Puis c’est une série d’évènements qui s’enchaînent, filmés de manière effrénée, poussant l’histoire de l’ado à son climax.

Si l’image parle d’elle-même, monsieur Schults ne s’arrête pas là et pioche dans tous les domaines pour monter son oeuvre. Le son est lui aussi très travaillé : la musique est omniprésente, mais toujours de courte durée, comme pour accélérer un rythme déjà soutenu. Les sons hors-champs s’éparpillent parmi les scènes et créent une ambiance étrange, instable, comme pour prévenir le danger : une porte qui claque, une voix grave qui résonne derrière la caméra, des bruits insignifiants qui prennent de l’ampleur lorsqu’ils ne sont pas rattachés à l’image.

On y ajoutera une palette de lumière et de couleur presque trop variée. Les scènes sont bercées de soleil, presque aveuglant, ou se découpent sur des fonds rose, violet, rouge. Ces derniers tons de couleur ne peuvent que faire penser à Euphoria, le directeur photo Drew Daniels étant aussi passé par la série HBO. L’ombre est ici aussi noyée dans les néons stridents, qui suggèrent à leur tour une tonalité furieuse, déchainée. L’esthétique est très marquée par ce trop-plein d’éléments et désoriente le spectateur, le déconnectant du véritable sujet. Jusqu’à la chute ou enfin, après 1h, il est possible de reprendre son souffle.

Le tableau qu’offre Trey Edward Shults et une sorte de diptyque d’ombre et de lumière, ou d’enfer et de paradis. Le premier volet est presque démoniaque, haletant et bordé de nuances malsaines. Le deuxième volet est un calme brusque après la tempête. Il s’ouvre sur l’espoir, sur une douce mélancolie chantée par Frank Ocean. Le voyage, la traversée sur les routes au paysage gracieux refont leur apparition. Le vert de la nature et la clarté de l’innocence entraîne le film vers sa fin.

On ressent néanmoins la tristesse, fil conducteur de ces deux parties, explorée dans toutes ses formes. La tristesse du désespoir, la tristesse de l’oppression, la tristesse du regret et finalement celle qui permet le pardon. Si l’on parvient à s’accrocher tout au long du film pour ne pas se noyer dans le pathos ou perdre la pédale lors des accélérations, alors le défi est relevé et l’on ne peut que saluer cette belle technique. On perçoit alors l’artiste qui, poussant cette famille à bout, peint sous de belles arabesques le fantasme de sentiments purs : l’amour est virulent, la violence incontrôlée et le spleen victorieux.

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