Kids / © Michael Frei
Le Festival du Court Métrage de Clermont-Ferrand s’est achevé récemment, après dix jours haletants. Ceux-ci se sont enchainés à un rythme fulgurant, avec des heures d’émotions, de réflexions et d’expérimentations, vécues autant dans d’immenses amphitéâtres pleins à craquer, que dans les plus petites salles obscures du centre de la ville, peuplées d’irréductibles cinéphiles, prêts à braver la nuit pour goûter jusqu’au bout à la saveur de l’acte créatif. Nous revenons alors sur deux des quelques compétitions qui composaient le festival : les films « Labo », et ceux « Internationaux ».
L’art de rassembler des films d’une certaine compétition en une projection, en un créneau, cette unité réunissant certaines oeuvres précises ensemble, est une délicate affaire. Part intégrante du festival, elle segmente notre expérience de celui-ci. Elle permet de rassembler des thématiques, des luttes, des concepts similaires, tels des mouvements d’une plus large pièce. C’est ainsi que nous aborderons ces deux compétitions, par la juxtaposition de court-métrages provenant de deux créneaux représentatifs nous ayant marqués par leur pertinence, qui ont façonnés le visionnage du public, et celui du jury.
Compétition « Labo »
Aux allures expérimentales, elle marqua le festival par ses transgressions, ses déformations et reconstructions du monde qui nous entoure, peint en de nouvelles formes et couleurs qui surent créer de nouvelles et uniques perspectives. Voici donc 6 films projetés ensembles, dans une forme tournée vers le documentaire, manifestations de cet état d’esprit.
Le premier est nommé Pitch Black Panacea (La thérapie du noir complet), de Tom Hardiman (Royaume-Uni), histoire de deux individus cobayes d’une expérience : vivre ensemble dans le noir complet pendant une période prolongée, afin de soigner chacun leur oeil paresseux. Ainsi est mis en exergue notre dépendance à la vue, définissant nos réalités respectives. Les perceptions sont alors visuellement animées, représentations fidèles de toutes descriptions reportées par ces deux personnes. Monstres imaginés comme alter ego de chacun, s’entre-dévorant peu à peu. L’absence de la vue ne peut être que complétée, par quoi que ce soit, n’importe quoi, pourvu qu’ils puissent sembler voir. Comme si nous couper d’un monde allait nous forcer à en créer un nouveau, meilleur. C’est une première phase, une attaque de la réalité, suivie d’une reconstruction immédiate, par réflexe, mais qui ne peut s’achever que par l’échec.
La deuxième porte le nom de Në Mes (Entre les deux), de Samir Karahoda (Kosovo), documentaire contemplatif présentant les liens qui unissent des familles séparées par la distance, vivant dans des pays et cultures différentes, par nécessité économique. Des enfants attachés à leur terre et à leur parents et amis, mais habitant ailleurs. Le lieu matériel, des maisons identiques construites symboliquement pour chaque enfant, vides, cadrées en plan fixe au milieu de paysages étalés, servent de dernier lien. Rarement l’union des morceaux arrachés se fait, par quelques événements importants qui nécessitent un éphémère rassemblement, mais la séparation reste, et un monde entier s’amasse entre eux. Comment faire face ?
Un troisième court, Cultes, de (La) Horde (France), nous plonge dans une lutte des corps, une foule en effervescence, où l’image et le son s’entrecroisent peu à peu pour atteindre une véritable respiration commune des individus, de la lumière, des vibrations. La plongée est autant dans le plan, vue de dessus, que dans nos esprits. Après le vide entre les humains, la proximité extrême se présente à nous, l’enchevêtrement des êtres. Toutes et tous avancent dans leur quête d’un quelconque divertissement, d’une transcendance, d’une union à tout prix. Détruire, salire la terre sur son passage n’est qu’une vague préoccupation comme proscrite dans un coin, le temps d’un instant. On sent presque à quel point ce plaisir passager peut être grand et prenant. Mais jusqu’où peut-on aller ?
Mustererkenntnis (La connaissances des choses), de Thorsten Fleisch (Allemagne), quatrième acte, est une réponse directe. « Quand on regarde longtemps un écran, c’est l’écran qui finit par nous regarder ». L’expérimentation à l’extrême, aller jusqu’au bout, provoquer l’explosion des sens, jusqu’à un climax. Saturation visuelle totale, des motifs testant les limites de notre perception. L’apothéose est atteinte. Après avoir débuté par le noir complet du premier film, on arrive à son parfait opposé. C’est l’étape ultime, formant une constante transe le long de son existence. Des myriades de couleurs, d’images stroboscopiques, une attaque permanente sous forme de délicats et abrasifs projections de bruits. On en est physiquement fatigué. Les images et les sons fusionnent enfin. Comment peut-il y avoir un après ?
Meridian (Méridien), de Calum Walter (États-Unis), se présente comme un vide. Le retour à l’absence, à l’obscurité. Ce cinquième court-métrage marque un retour à la volonté de créer une narration à partir de rien, un cheminement à tâton d’une entité loin de la conscience : un robot autonome volant, frappé d’une mission, et y échouant lamentablement. C’est un soubresaut de notre réalité après sa destruction, par une brusque vision analytique et dénuée de toute humanité. Nous sommes confus et perdus, aussi dénués de direction que la machine par laquelle nous perçevons un monde limité par une maigre et dure lumière. La déformation de la réalité est officiellement terminée. On sombre dans l’incompréhensible souvenir de mouvements qui nous échappent. Abandon.
Nous saute alors dessus une sixième création, vibrante de lumière, de vives teintes, d’humains, de visages, de consciences : Swinguerra, de Benjamin de Burca et Bárbara Wagner (Brésil). Des groupes de danseuses et danseurs se font face par de brusques et explosives chorégraphies, où la reconquête de la réalité parle les langages du corps et du sexe. La musique est essentielle, frontale. L’intensité lie chaque groupe, où chaque individu suinte et s’arrache pour montrer sa valeur face à leurs rivales. Les tensions se décuplent avec chaque geste, et le spectateur se retrouve pris entre feux croisés, rivé dans son siège, incapable d’échapper aux longs plans fixes où tout dans le cadre fourmille, jusqu’à ne jamais s’arrêter.
Compétition « Internationale »
Les films de cette catégorie présentent des structures plus conventionnelles, les expérimentations sont moins marquées que dans la compétiton précédemment présentée, mais ils s’inscrivent dans une trajectoire plus militante et poignante, signée d’une grande maîtrise des sujets abordés. L’approche au monde se fait souvent par d’accablants constats, accompagnés de durs abbatements, d’où on entrevoit parfois un peu d’espoir. Nous l’observerons à travers 6 films projetés ensembles, d’où se dégage les nuances de la vie de l’individu face au groupe.
Une première approche, Winter in the rainforest (Un hiver dans la forêt tropicale), de Anu-Laura Tuttelberg (Estonie, Lituanie, Mexique), présente des scènes de danses de la vie et de la mort dans la nature tropicale, de créatures animées éclatantes de blancheur, comme en porcelaine. Une nature frêle et vicieuse. Ces animaux fantaisistes se tournent autour, peuplent cet endroit rêvé. Puis, surgit la forme humaine d’une jeune femme tissant sa toile, éclatante de volupté, d’une singulière beauté dans cet environnement. Une réalité étrange, vivace, mais fragile. Nous l’a quittons en suspens, sous une simple branche.
Et en suspens nous nous retrouvons avec Quebramar (Brise-lames), de Cris Lyra (Brésil), notre deuxième film, prix du meilleur film documentaire. De jeunes lesbiennes forment un groupe uni, s’entraident, partagent leur vie, maîtrisant leur corps, leur mémoire, et vivant librement. Libres comme l’océan, si proche. Une plage, un instant immobile, apaisé, cadré sur les corps enchevêtrés. Ce qu’on croit être une simple observation du cadre, appartient en fait à la diégèse, où une de ces femmes en photographie d’autres, à moitié nues. Les individus présents ici ont le contrôle. Elles partagent une ambiance de fête, une amitié commune, se remémorent leurs expériences heureuses, mais aussi traumatisantes. Car il y a une union du groupe, interne, et le monde extérieur, aggresseur. Une de ces jeunes femmes, marquée profondément par les explosions et violences vécues lors de manifestations et luttes dans la rue, est rassurée par ses proches amies lors d’explosions de feux d’artifices du nouvel an, à l’aide d’une chanson que toutes prononcent à l’unisson. Face à l’oppression, l’amour et la fraternité permettent de tenter de vivre.
En réponse à cela, avec Hãy tỉnh thức và sẵn sàng (Reste éveillé, sois prêt) de An Pham Thien (Vietnam, Corée du Sud, États-Unis) : le cynisme. De ce troisième court-métrage se dégage un contraste fort avec le précédent, un replis total vers l’individu et son aliénation. Individualité maladive face aux autres humains considérés comme des morceaux de viande. Au coin d’une rue, plan fixe, des gens discutent, entrevoient la mort d’un enfant sur la route, en voit un autre mendier puis essayer de voler de l’argent à l’un d’entre eux. S’ensuit une course poursuite hors-champ dont un des hommes revient le pied malmené et ensanglanté. Un léger zoom juxtapose le pied à la nourriture posé sur la table. Et rien ne changea la réalité crue.
Se présente alors en quatrième approche, un récit mythologique, Potop (Déluge), de Kristijan Krajnčan (Slovénie, Croatie), s’immiscant comme contrepoint, par l’allégorie de sa trame narrative. Un père et son fils se retrouvent après une longue absence de ce premier, dans la montagne, avec une frèle cabane comme seul refuge. Ils sont face à face, devant régler leurs différents, menacés par un déluge, étrangement prédit par le père. Le toit troué de leur cabane laisse passer par trombes les erreurs du passé, déversées abondamment sur le présent. Seul l’enfoncement dans les profondeurs de la terre les rapprochera du coeur de leur conflit, et leur apportera réconfort, et peut-être amour. Les individus, éloignés de la nette réalité, se rapprochent par parabole, par abstraction. Ainsi pourraient-ils accumuler le courage dont ils ont besoin pour aborder le monde frontalement ?
To Sonny (Cher Sonny), de Maggie Briggs et Federico Spiazzi (États-Unis, Italie), confronte, et de force. Non sans rappeler le récent Sorry We Missed You de Ken Loach, ce cinquième court raconte l’histoire de deux employés chargés de remplir des distributeurs automatiques lors d’une tournée qui est pour chacun solitaire, sur fond d’élection présidentielle de 2016 aux États-Unis. L’un deux a un accident. L’autre en est troublé, mais il ne déviera pas de sa trajectoire. La pauvre réalité remplie l’espace de sa déprimante emprise, de la charge oppressante sur un individu si déstabilisé qu’il en est perdu, que la solidarité n’est qu’une conception lointaine face au léger dérangement immédiat de sa routine journalière. Le temps qui passe ne saurait alors que détruire à petit feu l’humain dans sa cage. Avant de reconstruire, il faudrait réussir à détruire.
Tienminutengesprek (L’école est finie), de Jamille Van Wijngaarden (Pays-Bas), sixième et dernier court-métrage, est un aveu. C’est une explosion de rage et de couleur, une crise totale d’une institutrice qui s’arrache une vengeance face à une jeune mère d’un élève de sa classe, critiquant, effrontée, ses méthodes d’enseignement. Cela passe par la farce, l’expression tragiquement comique d’un mal enfermé depuis des millénaires. Elle en vient au crime de ses mains souillées par de jolies peintures pour enfant. On arrive au bout d’une accablante conclusion qu’une certaine réalité ne peut que détruire, et qu’il ne reste que le divertissement pour y échapper, ne serait-ce qu’un instant.
Une idée cinématographique simple et forte est décuplée par la maîtrise et la sincérité de son exécution. Celle-ci peut ainsi germer, et se ramifier à l’infini. On peut faire avec peu, tant qu’on le fait bien. Peut-être pourrait-on retenir cela des myriades de créations qui ont pu faire vivre le court-métrage à travers ces deux compétitions du festival. Des portraits, des récits, mais surtout des images, qui en s’enchaînant dépassent les simples éléments individuels peuplant ces oeuvres, ont pu marquer durablement et avec force leur spectateur, dans une forme courte mais percutante. Le court-métrage est plus vivant que jamais au coeur de Clermont-Ferrand.