© Photo : Richard Dumas
A l’occasion de leur passage à Bordeaux, nous avons rencontré le nouveau groupe formé par The Limiñanas, Emmanuelle Seigner et Anton Newcombes. Une discussion autour de la genèse et l’évolution d’un projet pas comme les autres.
Sorti en septembre dernier, Diabolique, premier album de L’Épée, réuni autour de la figure et la voix d’Emmanuelle Seigner trois artistes phares de la scène rock indie actuelle, à savoir Lionel et Marie, du groupe The Limiñanas, ainsi qu’Anton Newcombes, mythique leader du Brian Jonestown Massacre.
Juste avant leur concert à Bordeaux, où ils livreront un concert hypnotique devant la salle presque comble de la Rock School Barbey, nous avons pu rencontrer le quatuor le plus détonnant de cette fin d’année, visiblement heureux d’être là et de pouvoir défendre ce nouveau projet sur scène.
Bonjour l’Épée. Pour commencer, racontez-nous un peu comment s’est faite cette rencontre entre vous quatre, et comment est née l’idée du groupe ?
Lionel (The Limiñanas) : Pour la rencontre avec Emmanuelle, nous avions un ami commun, le journaliste Christophe Conte, qui un jour m’a écrit pour me dire qu’Emmanuelle aimait bien ce que l’on faisait et qu’elle souhaitait nous rencontrer pour travailler sur ce qui était à l’époque plutôt un projet d’album solo. On était sur le cul, on a accepté tout de suite. Emmanuelle a déboulé à Perpignan, pendant que nous finissions Shadow People (le dernier album des Limiñanas, paru l’an dernier, ndlr), du moins les prises que nous faisions dans le Sud, chez nous, dans notre garage. On a proposé à Emmanuelle d’enregistrer la chanson titre, et après on a passé la journée à parler de musique, de ce qui lui avait plu ou déçu dans ses expériences précédentes.
Emmanuelle Seigner : Il y avait eu le projet avec Ultra Orange, dont j’étais très contente. Mais à cette époque, les maisons de disque essayaient de me faire faire des choses plus “variété”, ce dans quoi j’étais moins heureuse. Je voulais quelque chose de pas lisse du tout. Ça a démarré comme ça.
Et la rencontre avec Anton ?
Lionel : Nous avions déjà travaillé ensemble, sur Shadow People, ce que nous avions adorés. Au moment de finaliser les démo pour les chansons du projet, on s’est dit avec Emmanuelle que ce serait une bonne idée de retravailler ensemble. Anton était d’accord, on a pris l’avion pour Berlin et on a retravaillé l’album dans le studio d’Anton, avec Andréa, son ingénieur du son. On a refait les batteries, puis Anton s’est mis à bosser, à faire pleins de trucs, guitares, mellotron, pleins de choses, exactement de la même manière que sur Shadow People. L’album a été mixé là-bas aussi, et quelques temps après Anton a eu l’idée de monter ce groupe, plutôt qu’un album solo.
Emmanuelle : Ce que j’ai préférée aussi.
Pourquoi Berlin ?
Lionel : Tout simplement parce qu’Anton habite là-bas, et il y a son studio également.
Comment se sont passés les sessions d’enregistrements ?
Anton Newcombes : C’était marrant. J’ai beaucoup travaillé sur des ambiances très noise, bruitiste. Parfois quand Emmanuelle arrivait, en entendant tous ces sons très agressifs et criards, elle me regardait avec un air apeuré.. (rires).
Emmanuelle : Il a tout raidi au niveau des sons, par rapport aux premières versions, il a tout rendu très sauvage.. Ce qui m’a beaucoup plu !
Vous êtes vous posés des contraintes pour l’écriture ou l’enregistrement ?
Lionel : Non, on savait juste exactement ce qu’Emmanuelle ne voulait pas. Et c’était ça la seule limite. On a voulu éviter un disque trop propre, avec toutes les pistes nettoyés sur ProTools.
Emmanuelle : C’était plus en termes de production finalement. Pas de vocoder (rires).
Sur le disque, plusieurs textes ont été signés par Bertrand Belin (Lou, On dansait avec elle, Grande), pourquoi cette collaboration ?
Lionel : Je savais que son intervention amènerait le disque ailleurs. Nous sommes actuellement en train de préparer le prochain disque des Limiñanas et je lui ai envoyé de la musique en espérant qu’il écrive dessus également. J’adore ce que fais Bertrand avec les mots, la narration. Nous par exemple on travaille beaucoup la répétition, sur le riff, avec cette idée de transe ; et je trouve que Bertrand fait la même chose avec le texte, il travaille vraiment sur la répétition, avec des systèmes de narration qui sont assez inédits.
Emmanuelle : Sa façon d’écrire est très originale.
D’ailleurs, qui est ce ou cette Lou ?
Lionel : Il faut demander à Bertrand, mais j’imagine qu’il y a forcément une référence à Lou Reed.
Emmanuelle : C’est une très belle chanson.
Lionel : Je ne lui ai quasiment donné aucune direction pour les textes, et quand ils nous les as donné ça collait parfaitement, c’était très chouette.
Il y a dans votre musique la notion d’un temps cyclique, statique, hypnotique, avec très peu d’accords et d’harmonies. Tout cela était déjà présent dans la musique des Limiñanas ou du Brian Jonestown Massacre mais semble ici plus que jamais fondamental. D’où vient cette conception, ces constructions, ces structures ?
Anton : J’aime beaucoup les échelles et gammes pentatoniques, depuis le jour où, enfant, j’ai eu une guitare dans les mains. Je pouvais passer trois jours à jouer dans la même tonalité. C’est aussi ce qu’il s’est passé lorsque j’ai eu un sitar. Je n’ai jamais appris à en jouer, mais j’ai toujours préféré les lignes mélodiques aux suites d’accords, comme chez Sonic Youth. Mais pour moi c’est très naturel, ça ne vient pas d’une écoute particulière, du blues, de la musique Indienne ou de je ne sais quoi, c’est juste naturel.
A quelle moment la voix est-elle intervenue ?
Emmanuelle : Dès le début. On avait déjà enregistré les voix à Cabestany (là où se situe le studio des Limiñanas, ndlr), et arrivés à Berlin nous avions bien plus que des maquettes, il manquait juste les parties solistes d’Anton et la batterie, pour avoir le son du studio.
Lionel : On aime bien l’idée de doubler, tripler, quadrupler les thèmes avec des couches d’instruments. C’est un truc que j’ai appris en bossant avec Pascal Comelade. Quand tu vois la musique de façon informatique, numérique, tu as des piles d’instruments qui interviennent, et en mélangeant une guitare douze cordes avec une électrique par exemple, en enlevant et en rajoutant des trucs cela donne un son, une texture, comme une instrument qui n’existe pas. C’est très présent sur le disque.
Dans ce disque, comme dans ceux d’Anton auparavant, on sent en effet un attachement très fort à la production. Comment voyez-vous aujourd’hui toute cette vague de groupes indépendants qui produisent et enregistrent de la musique dans leurs chambres, avec trois fois rien ?
Anton : Nous verrons si ces nouveaux artistes tiendront sur la durée. Je vois beaucoup de gens partir aussi vite qu’ils sont arrivés. On est passés de l’underground à l’adiosground.
Dans votre disque, la thématique de l’occulte semble très présente : le symbole de l’épée, le titre du disque Diabolique, les chansons La brigade des maléfices, Un rituel inhabituel .. Quels est votre rapport avec l’ésotérisme, cette imagerie mystique ?
Lionel : C’est de la mystique de cinéma, vraiment, on appartient à aucune secte (rires). La brigade des maléfices, par exemple, ça vient d’une série télé française fantastique complètement oubliée, et qui raconte les aventures qu’on raconte dans la chanson. Je me suis servi de ce truc là pour construire l’album comme une suite de petites vignettes, où l’héroïne serait Emmanuelle et interviendrait dans plusieurs univers. Avec Marie, on est aussi très fan de Sherlock Holmes, Sir Conan Doyle, et on adore les films d’aventures avec des sectes indiennes et ce genre de trucs (rires). Donc c’est vraiment de la mystique de cinéma.
Anton (coupant court à la question) : Pardon, j’étais en train d’essayer de m’imaginer à quoi pourrait ressembler le concept de rock school aujourd’hui. Par rapport à tous ces gens qui enregistrent dans leur chambre. Ça doit donner un truc du genre : “Vous avez fait vos devoirs ?”, tout le monde sort son portable, cherche dans ses applications, “Hum, je crois que j’ai un truc”. (Anton lance une boite à rythme cheap alternant kick et snare depuis son téléphone). “Oh, c’est un peu lent mais c’est terrible, les gens vont adorer”. Bref, voilà .. Bonne nuit (rires).
Comment c’est, une tournée de l’Épée ?
Emmanuelle : Trop bien. On mange beaucoup.
Lionel : Beaucoup de saucisses. Et de fromages.
Anton : C’est très cool, on sent les gens heureux. Peu importe la musique que tu fais, en concert, ça passe ou ça casse. Mais ce n’est pas si difficile à faire sonner si tu l’aimes. Le travail de studio est un art conceptuel, alors que la scène est un art vivant, on est dans la performance, ce sont deux choses très différentes.
Anton, ce n’est pas la première fois que tu collabores avec des français. Que trouves-tu dans ces artistes ?
Anton : J’adore la France, c’est un endroit important, en première ligne de beaucoup de choses, surtout au niveau de la culture.
C’est étonnant, car en France il y a justement un très fort fantasme sur la scène anglo-saxonne et américaine. Quand les Limiñanas collaborent avec Peter Hook (Joy Division, New Order) par exemple, quel effet cela produit ?
Lionel : J’ai toujours l’impression qu’il y a eu une erreur, et qu’on va juste se réveiller. C’est complètement surréaliste, aujourd’hui encore. Je ne pourrai pas expliquer ce qu’on a ressenti en mixant tout ça, mais c’était vraiment fort, on est toujours flatté et surtout surpris de tout ça. La probabilité, venant d’où on vient, qu’un jour on joue avec de tels artistes, que ce soit Peter Hook, Anton ou Emmanuelle, étaient très faibles. C’est un peu miraculeux tout ça.
Des collaborations rêvées ?
Lionel : Pleins. Il y a vraiment pleins de gens avec qui j’aimerai bosser. Ça va de Katerine à Warren Ellis en passant par Iggy Pop, mais aussi des gens moins connus, on a pleins d’envies. Celle de faire des bandes-originales de films. On s’est d’ailleurs un peu écris avec Warren Ellis, mais il est toujours à l’autre bout du monde (rires).
Quel regard portez-vous sur la scène française ?
Lionel : J’ai été disquaire la moitié de ma vie, mais aujourd’hui je me sens un peu lourdé, un peu moins à l’écoute.
Emmanuelle : Il y a pleins de choses qui sortent, des choses très exposées, mais aussi pleins d’autres qui restent dans l’ombre, et qui doivent être super. Et j’ai l’impression que les choses moins exposés sont souvent plus intéressantes, hélas.
Lionel : Je pense qu’il y a pleins de trucs super là-dedans. Quand on a commencé à 15 ans, sur des micro-labels, on pressait nos 45 tours nous-même, il y avait déjà ces réseaux, qui ont toujours existé. Il y a des moments où c’est plus fort, où des groupes émergent, puis d’autres où ils disparaissent, ce sont des phases. En ce moment c’est le hip-hop, il y a pleins de trucs super d’ailleurs, mais aussi des trucs complètement bidons.
Emmanuelle : Mais j’ai la sensation que ce ne sont quand même pas les meilleurs trucs qui sont exposés.
Lionel : C’est un peu toujours comme ça de toute façon, non ?
Emmanuelle : Plus aujourd’hui j’ai l’impression.
Lionel : C’est vraiment des vagues aussi. Le rap, ça existe depuis longtemps, il était temps qu’ils aient accès à une meilleure exposition, après ce que dit Emmanuelle est vrai aussi, au fond c’est peut-être aussi les gens des maisons de disque qui ont mauvais goût et qui ne signent pas forcément les trucs plus excitants.
Emmanuelle : C’est clair !
Lionel : Après il faut gratter. Je sais qu’à Perpignan y’a des mecs qui font du hip-hop qui sont vraiment mortels. Nemir par exemple, c’est un mec vraiment très doué, qui a une vraie plume, et qui est de chez nous.
Emmanuelle : Moi ils m’ont fait découvrir pleins de groupes dont j’avais jamais entendu parler et que je trouve incroyable. Et je trouve ça dingue que ces groupes soient quasi-inconnus.
Lionel : C’est l’histoire de la musique ça aussi, ça a toujours été comme ça..
Emmanuelle : Je sais, mais c’est si triste.
Lionel : Aujourd’hui on adore tous le Velvet, mais à l’époque ils faisaient des salles de 200 places et ils se prenaient des trucs dans la gueule. Joy Division jouait dans les pubs.
Quels sont vos projets pour la suite ?
Lionel : On travaille sur un nouvel album des Limiñanas.
Anton : Je suis censé être sur un nouveau Brian Jonestown Massacre aussi (rires). J’ai besoin de commencer.
Emmanuelle : Et puis on refera aussi certainement un album de l’Épée.
En tournée à Strasbourg, Reims, Grenoble, La Rochelle et Rennes au printemps 2020.