Chaque mois, un membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur.
George Orwell, comment ne pas te remercier d’avoir publié en 1949 « 1984 », aujourd’hui véritable monument de la littérature moderne dystopique ?
Pour tout titre, une date à la dimension prophétique, qui m’a instantanément accroché l’oeil sur l’étal d’un vendeur d’occasion Place Hoche à Rennes. Un titre aguicheur qui a pour l’ambition de recomposer une année entière, et dont le récit dépasse, en réalité, toutes limites. Conter les péripéties quotidiennes d’un protagoniste lambda qui ne se cesse douter, Winston Smith, au sein d’une société totalitariste générique. Et dans cette société, chaque pensée devient délinquance, le libre-arbitre devient un crime, le manque de solidarité est récompensé. Il s’agit d’un microcosme où les favoris deviennent détestés, où ce qui existe finit par être sévèrement puni par l’oubli, où ce qui est vrai devient faux. Rien de nouveau n’est permis sous le soleil ni sous l’oeil accusateur et omniscient des télécrans et d’un redoutable vigile invisible : Big Brother. Un environnement dictatorial, effrayant, étouffant et insensé, façonné de toutes pièces par ton imagination, toi auteur de « La Ferme des Animaux ». Autant inédit, que dérangeant par son possible accomplissement en dehors de ses pages, qu’aussi familier, tel est le spectre d’un passé politique proche et pesant.
« LA GUERRE C’EST LA PAIX / LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE / L’IGNORANCE C’EST LA FORCE »
Extrait de « 1984 », Orwell, 1949, p. 30.
Comment ne pas apprécier ton chef d’œuvre intemporel qui anime toujours autant la Pop Culture ? Qui fait entrevoir un microcosme complet construit avec une rationalité étourdissante, parfait au détail près, comme l’atteste l’invention d’une langue politisée : la novlangue. L’anodin devient source de contemplation, comme la description succincte d’un antique presse-papier en verre renfermant un corail blanchi. Une écriture si prenante et pourtant si simple qui aborde avec une froideur cynique les choses complexes. Sans doute est-ce bien cette distance, autant du narrateur devant sa situation que de l’écrivain devant sa création, qui m’a touché : des petites choses qui parviennent à en dire beaucoup. Comme à travers ce personnage principal antipathique, à la limite de l’étranger. Mais qui cristallise en lui la chaleur humaine, le désir viscéral d’émancipation, la désobéissance et la résistance de l’ordinaire face à l’oppression.
Et finalement, comment ne pas en demander davantage après cette expérience de lecture si singulière ? Comment ne pas t’estimer après que ton univers fantastique et mythique m’ait ouvert les portes d’ouvrages signés K. Dick, Asimov, Bradbury, Jodorowsky ou Buzzati ? De long-métrages cultes tels que Blade Runner, THX 1138, Brazil ou encore Bienvenue à Gattaca ? Ou, tout simplement, de m’avoir fait aimer la Science-Fiction ? Projection paranoïaque de nos fantasmes et inquiétudes devant un monde qui change, pessimiste, anticipatrice, et à mes yeux éternellement géniale.